Droit et politique

Rendez-vous au tribunal ! Où en sommes-nous avec les procès climatiques contre les gouvernements au Canada ?

Que peut-on faire, lorsqu’on est inquiet de la dégradation du climat, pour amener son gouvernement à en faire davantage pour résoudre cette crise ? À la voie classique de l’implication politique ou associative, ou celle plus radicale de la désobéissance civile, s’ajoute maintenant la voie judiciaire, car c’est désormais également devant les tribunaux que le militantisme climatique trouve son terrain d’expression. Depuis une dizaine d’années, les individus et les organisations non gouvernementales (ONG) se tournent de plus en plus vers le juge national pour lui demander d’obliger leur gouvernement à adopter des politiques climatiques plus ambitieuses.

Le cas le plus emblématique de cette forme de contentieux climatique – qualifié de systémique, car visant l’ensemble de la politique climatique d’un gouvernement et non une décision particulière comme l’approbation d’un projet – est l’affaire Urgenda Foundation v. State of the Netherlands ([2015] HAZA C/09/00456689) rendue en 2015 par un tribunal des Pays-Bas. Pour la première fois dans cette affaire, des juges ont ordonné à un gouvernement de revoir à la hausse sa cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Selon le tribunal, la cible initialement choisie par cet État n’était pas assez ambitieuse et contrevenait de ce fait au devoir qu’avaient les Pays-Bas de faire preuve de diligence dans la manière d’atténuer les changements climatiques sur leur territoire.

Ce jugement historique a entraîné d’importants changements dans la politique climatique néerlandaise (nouvelle cible de réduction des émissions, nouvelle loi climatique, annonce de la fermeture des centrales électriques au charbon d’ici 2030). Mais surtout, il a permis de constater que les tribunaux pouvaient jouer un rôle central pour faire progresser l’action climatique. L’affaire Urgenda a ainsi inspiré des procès similaires dans différentes juridictions dans le monde. Même si tous ces recours n’ont pas été couronnés de succès (notamment aux États-Unis), dans plusieurs affaires, des États (comme l’Allemagne, la France et l’Irlande) ont été contraints par les juges nationaux de revoir leur politique climatique. Dans son rapport d’avril 2022, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat reconnaît que le contentieux climatique peut influencer la rigueur et le niveau d’ambition des politiques climatiques nationales (Intergovernmental Panel on Climate Change, 2022).

Si, dans plusieurs États, le juge tend donc à devenir un acteur central dans la gouvernance climatique, qu’en est-il au Canada ? Chacun sait sans doute — car les procès climatiques sont souvent médiatisés — que différents recours ont été entrepris contre le gouvernemental fédéral pour le forcer à en faire davantage pour le climat, dont celui intenté par l’association québécoise Environnement Jeunesse (ENJEU) en 2018. Mais où ces différents recours en sont-ils rendus aujourd’hui ? Ont-ils mené à des victoires et sinon, pourquoi ont-ils été rejetés ? Et plus généralement, ont-ils eu un effet bénéfique ?

État des lieux

L’idée de recourir aux tribunaux pour faire contrôler la légalité des politiques climatiques s’est imposée assez rapidement au Canada. La première affaire de ce genre — Ami(e)s de la Terre c. Canada (gouverneur en conseil) (2008 CF 1183) — date de 2008. Dans ce recours, l’ONG plaignante alléguait que le plan climatique préparé par le gouvernement fédéral ne se conformait pas à la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto. Alors que cette loi imposait justement au gouvernement la préparation d’un plan présentant les «  mesures à prendre afin d’assurer  » que le Canada respecte sa cible inscrite dans le Protocole de Kyoto, l’ONG soutenait que le plan ne permettrait pas d’atteindre cette cible. Toutefois, la Cour a estimé que les éléments à inclure dans le plan étaient des facteurs essentiellement politiques et qu’il n’appartenait donc pas aux tribunaux d’évaluer le contenu d’un tel plan. À la suite de ce jugement, il faudra attendre une décennie pour que les tribunaux soient à nouveau appelés à se prononcer sur le caractère suffisamment ambitieux des politiques climatiques.

Un premier recours en ce sens a été intenté en 2018 par l’association ENJEU, qui a déposé une demande en autorisation d’exercer une action collective contre le gouvernement du Canada au nom de toutes les personnes résidantes du Québec âgées de 35  ans et moins. Selon ENJEU, en s’abstenant d’adopter des mesures adéquates pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5  °C, et donc en laissant se produire les effets néfastes des changements climatiques, le Canada ne respectait pas, à l’égard de cette catégorie de la population québécoise, plusieurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne. Les droits en cause étaient le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, le droit à l’égalité (l’argument étant que les jeunes subiront davantage les effets des changements climatiques que le reste de la population) ainsi que le droit à un environnement sain et respectueux de la biodiversité. Par ce recours, ENJEU demandait notamment au tribunal de reconnaître ces violations et d’ordonner au Canada d’y remédier en mettant en place toutes les mesures appropriées pour freiner le réchauffement climatique. Cette demande en autorisation d’exercer une action collective a toutefois été rejetée par la Cour supérieure en 2019 (Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 2885) et, en 2021, par la Cour d’appel du Québec (Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871). En février 2022, ENJEU a déposé une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada, qui l’a rejetée en juillet 2022.

Dans le sillage de ce recours, trois autres actions en justice relevant d’une logique similaire ont été intentées. D’abord, en octobre 2019, des adolescentes et adolescents de la Colombie-Britannique ont saisi la Cour fédérale pour faire reconnaître que le Canada, en continuant d’émettre des GES à un niveau incompatible avec le maintien d’un système climatique stable, en adoptant des cibles de réduction des émissions de GES différentes de celles recommandées par la science, en n’atteignant pas ces cibles et en soutenant des projets d’exploitation d’énergies fossiles, contrevenait à leur droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’égalité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés. Ces jeunes demandaient ainsi à la Cour de constater ces violations et d’ordonner au Canada de mettre en place un «  plan de redressement climatique  » conduisant à des réductions des émissions de GES compatibles avec le maintien d’un système climatique stable. En octobre 2020, la Cour fédérale a rejeté cette requête (La Rose c. Canada, 2020 CF 1008), qui doit maintenant être examinée par la Cour d’appel fédérale.

Ensuite, en novembre 2019, des jeunes de l’Ontario ont demandé à la Cour supérieure de leur province de déclarer que la nouvelle cible de réduction des émissions de GES du gouvernement ontarien contrevenait, par son insuffisance, à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, ainsi qu’à leur droit à l’égalité garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, et par conséquent d’ordonner au gouvernement de définir une nouvelle cible fondée sur la science permettant de limiter l’augmentation de la température à 1,5  °C ou nettement en dessous de 2  °C. Considérant que les jeunes invoquaient des motifs raisonnables et sérieux, la Cour supérieure a rejeté la requête en radiation déposée par l’Ontario (Mathur v. Ontario, 2020 ONSC 6918). L’appel formulé par la province ayant été rejeté, cette affaire sera entendue sur le fond en septembre 2022.

Enfin, en février 2020, deux chefs de la nation Wet’suwet’en (Colombie-Britannique) ont intenté une action contre le Canada devant la Cour fédérale. Selon les plaignants, en n’adoptant pas les lois nécessaires pour permettre de limiter l’élévation des températures conformément à ce que prévoit l’Accord de Paris, le Canada portait atteinte à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, ainsi qu’à leur droit à l’égalité garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Les plaignants demandaient notamment à la Cour de constater la violation de leurs droits, de dire que le Canada avait un devoir d’agir pour limiter l’élévation de la température et d’ordonner au gouvernement fédéral de modifier les lois prévoyant des processus d’approbation de projets émetteurs de GES afin qu’il puisse annuler les projets déjà autorisés dont la réalisation empêcherait l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris. Sur la base d’une requête en radiation présentée par le gouvernement fédéral, la Cour a rejeté la demande des plaignants en novembre 2020 (Misdzi Yikh c. Canada, 2020 FC 1059), qui se sont par la suite pourvus en appel.

Des procès différents, un défi similaire

S’il existe des différences entre ces quatre recours et si les facteurs expliquant le rejet de la majorité d’entre eux ne sont pas toujours les mêmes, les parties demanderesses sont dans ces affaires toutes confrontées au même défi : réussir à convaincre les juges qu’un gouvernement qui n’agit pas avec suffisamment d’ambition contre les changements climatiques viole les droits fondamentaux de sa population. Pour faire accepter par les juridictions canadiennes ce raisonnement — déjà admis par les tribunaux d’autres États, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne —, deux obstacles en particulier doivent être franchis.

Le premier concerne le caractère justiciable des demandes au cœur de ces procès climatiques. Au Canada, le concept de justiciabilité renvoie à la question de savoir s’il est approprié pour les tribunaux, au regard du principe de la séparation des pouvoirs, de se prononcer sur une question donnée. Une demande sera considérée comme non justiciable si les tribunaux estiment qu’ils n’ont pas la légitimité pour y répondre, ce qui peut être le cas s’ils jugent que cette demande soulève des enjeux à propos desquels il appartient davantage aux gouvernements élus démocratiquement de se prononcer. Lors de procès contre des politiques climatiques, cette question de la justiciabilité est évidemment centrale, car les juges sont justement invités à se prononcer sur la pertinence des choix politiques effectués par les gouvernements. Or, même si les tribunaux canadiens se montrent plutôt réticents à conclure à la non-justiciabilité des demandes fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés simplement parce qu’elles soulèveraient des enjeux politiques, tous les juges ne sont pas forcément convaincus que «  dicter au pouvoir législatif  » (Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, par. 32) ce que devrait être sa politique climatique relève bien de leur rôle. Si, dans l’affaire Mathur, l’argument de la non-justiciabilité a été écarté, il a en revanche servi de fondement principal pour rejeter les trois autres affaires.

Le deuxième obstacle — qui ne se pose que si le premier est franchi — est celui de la causalité. Naturellement, les effets des changements climatiques peuvent porter atteinte à la vie et à l’intégrité de la personne, et il est admis en jurisprudence qu’une politique gouvernementale augmentant le risque de mortalité, ou de souffrances physiques et psychologiques, peut violer le droit à la vie. Mais peut-on réussir à prouver que c’est bien l’insuffisance de l’action gouvernementale qui engendre des émissions de GES, et que ce sont bien ces émissions (et non celles provenant d’un autre État) qui augmentent le risque d’atteinte à la vie et à l’intégrité ? Cette démonstration peut être complexe à effectuer, car les changements climatiques sont un problème mondial causé par l’accumulation de tous les GES dans l’atmosphère (un argument invoqué en défense par le Canada dans l’affaire La Rose et par l’Ontario dans l’affaire Mathur). Certes, en matière de violation du droit à la vie, les tribunaux sont invités à privilégier une approche souple de la causalité pour rechercher uniquement un lien causal suffisant entre le comportement du gouvernement et les préjudices subis par la partie demanderesse. Mais cette directive reste assez générale et rien n’indique que les juges concluraient nécessairement à l’existence d’un tel lien dans le contexte particulier des changements climatiques.

Des effets bénéfiques malgré tout ?

Au regard de ce bref tour d’horizon, le bilan des procès climatiques intentés contre les gouvernements au Canada semble donc plutôt mitigé. Certes, de ces quatre affaires, aucune n’est encore parvenue au terme de toutes les voies de recours disponibles. Dans le cas de l’affaire Mathur, on peut même se réjouir que les tribunaux aient accepté d’entendre la cause sur le fond, en écartant l’argument de la non-justiciabilité et en estimant que les faits allégués étaient susceptibles d’être prouvés scientifiquement. Mais dans l’immédiat, il reste que l’on ne trouve pas encore au Canada de victoire à la Urgenda, dans laquelle les juges auraient forcé un gouvernement à rehausser le niveau d’ambition de sa politique climatique.

Pour autant, peut-être que ces recours, du seul fait qu’ils aient été intentés, produisent déjà des effets bénéfiques. Ces démarches judiciaires contribuent à sensibiliser la population, à maintenir la question du climat au cœur du débat public et à forcer les gouvernements à justifier leur politique climatique. En outre, ces recours sont aussi l’occasion de faire émerger de nouveaux concepts (comme le droit, y compris pour les générations futures, de bénéficier d’un climat stable) qui, par leur force symbolique, rendent le discours militant plus persuasif. En terminant, le fait que ces recours (à l’exception de l’affaire Misdzi Yikh) aient été entrepris par des jeunes doit être souligné, car ces recours offrent à une génération dont tous les membres ne sont pas encore en âge de voter une tribune pour exprimer ses attentes pour le futur (Parker et al., 2022). Or, le fait que l’indignation et la révolte, mais aussi l’espoir qui animent cette nouvelle génération soient audibles dans la société est certainement un facteur qui peut contribuer à de meilleures politiques publiques.

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