Enjeux de société

Science et mobilisation citoyenne au service de l’eau

Ne représentant que 0,8 % de la surface de la Terre mais supportant 6 % des espèces, les milieux aquatiques d’eau douce et leur biodiversité sont fortement vulnérables aux changements climatiques (IPCC, 2007)(1) et sont considérés comme des milieux sentinelles de leurs effets sur la biodiversité (Woodward, Perkins et Brown, 2010)(2). Avec les bouleversements prévus par la communauté scientifique, plusieurs phénomènes toucheront ces écosystèmes: réchauffement de la température de l’eau, augmentation de l’évaporation durant les périodes sèches et augmentation de l’intensité et de la fréquence des crues, notamment.

Comprendre l’impact des changements climatiques sur les écosystèmes aquatiques en suivant la santé globale des petits cours d’eau est hautement intéressant. Il a été démontré que ceux-ci réagissent plus rapidement aux perturbations que les grandes rivières et les raisons de ces changements sont plus facilement identifiables. La littérature démontre également que les petits cours d’eau et leur biodiversité seront davantage affectés par les changements climatiques. Étant souvent situés à la source, ils ont un impact irrémédiable sur les plus gros cours d’eau.

Outre l’aspect scientifique, les services écologiques, économiques et récréotouristiques que procurent les cours d’eau sont menacés par les changements climatiques. La qualité du milieu de vie des citoyen.ne.s pourrait s’en voir affectée. Comprendre l’impact de ces bouleversements sur les écosystèmes donnera ainsi la possibilité de mieux planifier les interventions pour s’adapter à ces perturbations.

Cette adaptation se fera inévitablement par l’implication des collectivités, où chacun.e devra devenir un acteur.rice de changement. Sensibiliser et engager les citoyen.ne.s dans la collecte de données et dans l’action directe est un moyen de favoriser ce processus. La science citoyenne devient alors un élément important de l’équation. En effet, comme le souligne l’Organisation des  Nations unies (Toomey et Domroese, 2013)(3), la valeur potentielle de cette science est élevée, mais encore peu exploitée par les citoyen.ne.s eux et elles-mêmes et les décideurs. Pourtant, l’implication des citoyen.ne.s dans les projets scientifiques est loin d’être un phénomène récent : jusqu’en 1800, avant même que le mot « science » n’existe, plusieurs projets scientifiques étaient réalisés par des citoyen.ne.s non scientifiques, Charles Darwin en est un bon exemple (Science Communication Unit, 2013)(4). La « professionnalisation » de la science a exclu graduellement les citoyen.ne.s de ses domaines. Dans les dernières décennies, l’effervescence que connaissent les projets de science citoyenne est en quelque sorte un retour aux sources et une façon différente de faire de la science.

Rivières sous surveillance : quand les jeunes s’activent! « On parle souvent qu’il faut sensibiliser les jeunes aux changements climatiques. Personnellement, ce que je vois avec les jeunes de mon entourage, c’est qu’ils sont déjà sensibilisés. Cependant, souvent, le problème leur apparaît trop gros, ils se sentent donc un peu paralysés, ne savent pas quoi faire devant l’ampleur de la tâche. C’est un projet comme ça, qui les met dans l’action, qui leur permet de sortir du « je m’en foutisme », sortir de cette impression qu’on ne peut rien faire contre les changements climatiques. C’est un projet qui transforme les jeunes d’acteurs passifs, à acteurs mobilisés, qui vont agir contre les changements climatiques. » – Vincent Ouellet Jobin, coordonnateur, ZIP des Seigneuries

Souvent abordés sous l’angle des connaissances théoriques, sans tenir compte des aspects affectifs (Morin, 2019)(5), les changements climatiques ne sont qu’effleurés dans le cadre du programme scolaire québécois. Cette approche plus traditionnelle peut provoquer  chez les jeunes un sentiment de découragement et d’impuissance face aux enjeux climatiques et à l’ampleur de la tâche (Bader et al., 2014)(6). Connecter les jeunes à la nature et leur faire découvrir leur environnement extérieur est l’une des approches préconisées pour contrer cette écoanxiété.

D’autre part, les changements climatiques sont rarement présentés en regard de la biodiversité, des cours d’eau et des divers impacts qu’ils y auront. Sensibiliser et éduquer les jeunes en ce sens est donc important pour concrétiser cet enjeu à leurs yeux. Se mettre les pieds dans l’eau, s’impliquer activement dans un projet local faisant partie d’un grand réseau régional, poser des gestes visant à améliorer l’état d’un cours d’eau, bref devenir acteur.rice des solutions d’adaptation aux changements climatiques permet de développer leur force d’agir et de leur insuffler de l’espoir.

C’est dans cet esprit que le G3E a mis en place en 2017 le projet Des rivières surveillées, s’adapter pour l’avenir! Reposant sur la science et la mobilisation citoyenne, le projet avait pour objectif d’informer, de sensibiliser et d’éduquer les jeunes, les citoyen.ne.s et les acteur.rice.s du milieu à la vulnérabilité des cours d’eau face aux changements climatiques. Ceux et celles-ci s’engageaient dans ce réseau afin que, collectivement, ils et elles puissent acquérir de meilleures connaissances sur l’impact des changements climatiques sur les sources d’eau et les écosystèmes riverains et être mieux outillé.e.s pour s’adapter aux diverses perturbations.

Sur les 60 cours d’eau suivis dans le cadre du projet, 29 étaient surveillés par 27 écoles secondaires, professionnelles et cégeps, transformant plus de 3 000 jeunes en acteur.rice.s de changement. Pour documenter l’évolution de l’état de santé global des cours d’eau de leur communauté, les groupes ont utilisé les protocoles des programmes de surveillance de l’eau développés par le G3E. S’inscrivant dans une démarche d’éducation aux changements climatiques et du passage à l’action, plusieurs outils ont été développés afin de favoriser le  transfert de connaissances : formations des enseignant.e.s, capsules d’expert.e.s, jeu interactif, capsules Web, ajouts de notions en lien avec les changements climatiques et les paramètres étudiés sur le terrain, ateliers en classe et plusieurs autres. Ces outils ont permis aux coordonnateur.rice.s régionaux.ales et aux enseignant.e.s de former et d’outiller adéquatement les jeunes pour les amener à passer à l’action.

À la suite de cette étape d’éducation et de formation, les jeunes se sont déplacés sur le terrain, à proximité de leur école, de manière à simplifier la logistique de la sortie, mais surtout afin de développer leur sentiment d’appartenance face aux cours d’eau de leur environnement immédiat. En effet, il est démontré que les citoyen.ne.s tendent à être plus engagé.e.s dans leur communauté lorsqu’il y a un contact direct et fréquent avec leur milieu naturel, et qu’ils désirent le protéger davantage par la suite (Children and Nature Network, 2018)(7). Cette approche rend plus concret le concept de changements climatiques, permet aux jeunes de faire eux-mêmes l’expérience de leurs impacts, par exemple les inondations records vécues aux printemps 2018 et 2019 dans la région de Gatineau, ou les étiages sévères qui ont affecté certaines régions de la Gaspésie.

Accompagnés du coordonnateur régional et des enseignant.e.s, les jeunes ont étudié divers paramètres biologiques (macroinvertébrés benthiques et poissons), physicochimiques et bactériologiques (température, turbidité, pH, oxygène dissous, dureté, nitrite-nitrate, phosphore, coliformes). Une fois l’échantillonnage complété, ils et elles poursuivaient en salle de classe pour analyser leurs récoltes et évaluer la santé du cours d’eau. Les données scientifiques ont ensuite été colligées sur la carte interactive du G3E, joignant celles récoltées par le reste du réseau permanent du projet, incluant les stations suivies par les organismes de bassin versant. En tenant compte des deux bioindicateurs analysés (macroinvertébrés benthiques et poissons), 80 % des stations sont de qualité précaire ou bonne tandis que 20 % de qualité mauvaise. Les stations de mauvaise qualité se retrouvent toutes dans les Basses-Terres du Saint-Laurent, donc principalement en zone urbaine ou impactée. Ces résultats sont probablement dus aux nombreuses activités humaines autour de ces stations.

Figure 1. Portrait de la santé globale moyenne des 40 stations suivies selon les ZGIEBV (zones de gestion intégrée de l’eau par bassin versant) entre 2017 et 2019

Par la suite, certains groupes de participant.e.s ont poursuivi leurs démarches en posant des actions en bordure du cours d’eau (nettoyage, plantation), en sensibilisant les autres élèves de l’école ou en allant rencontrer leurs élu.e.s municipaux.ales pour transmettre leurs résultats.

« Au départ, je pensais que l’eau, ce n’était qu’un liquide qu’on buvait dans notre vie de tous les jours. Avec les expériences qu’on a fait en laboratoire, à l’école, et près de la rivière, j’ai découvert qu’il y avait beaucoup de choses dans l’eau, comme les nitrites/nitrates, la pollution, les déversements et ce que ça peut faire sur l’environnement et sur nos vies. Je vais maintenant faire attention à comment je consomme et ce que je fais avec l’eau! » Participante, École Samuel-de-Champlain

Ces programmes de surveillance bien développés et gérés adéquatement sont d’une grande valeur éducative. En outillant adéquatement les professionnel.le.s du milieu de l’éducation formelle, ceux et celles-ci peuvent participer activement à des programmes de science citoyenne tout en atteignant leurs objectifs éducatifs. Des projets tels que Des rivières surveillées, s’adapter pour l’avenir! permettent également de contrer le déficit nature chez les jeunes, démystifier la science et concrétiser la démarche scientifique. Par la structure du projet et l’implication des citoyen.ne.s, plus spécifiquement des jeunes, ce type de projet contribue également à l’atteinte du troisième niveau d’apprentissage, soit la littératie environnementale (les deux premiers étant la sensibilisation environnementale et le savoir de conduite personnelle). L’objectif de la littératie environnementale est d’aider à obtenir les connaissances en environnement pour devenir compétent.e.s et engagé.e.s à travailler individuellement et collectivement afin d’améliorer ou de maintenir un équilibre dynamique entre la qualité de vie et la qualité de l’environnement (Coyle, 2005)(8).

Au terme de cette première phase du projet, le G3E a mesuré l’impact de ce projet sur les jeunes, leurs enseignant.e.s et les coordonnateur.rice.s. La plateforme Survey Monkey a été utilisée pour compiler les questionnaires d’évaluation destinés aux jeunes, enseignant.e.s et coordonnateur.rice.s. Pour ces derniers et dernières, des rencontres annuelles et des appels personnalisés ont également été réalisés. Le formulaire destiné aux élèves a permis d’évaluer leurs acquis au niveau des connaissances et des compétences, leur compréhension et perception de certains enjeux en lien avec les cours d’eau et les changements climatiques ainsi que leur désir d’agir. Provenant de quinze écoles secondaires et trois écoles professionnelles ou cégeps, 16 % des élèves ont pris part à l’évaluation (40 % de filles / 60 % de garçons).  

De manière générale, les jeunes ont grandement apprécié le projet. Ils  et elles ont acquis de nombreuses connaissances, les plus communes étant en lien avec :  

  • Les macroinvertébrés (classification, rôle dans l’évaluation de la santé d’un cours d’eau et tolérance à la pollution, etc.);
  • Les poissons (récolte, impacts de la pollution, etc.);
  • Les tests physicochimiques (analyses, rôle des paramètres sur le cours d’eau, etc.);
  • Les notions de bassin versant (aval et amont, ruissellement, érosion, etc.);
  • La compréhension de l’impact des changements climatiques sur la santé de leur cours d’eau.
Figure 2. Amélioration de la perception des jeunes avant et après la réalisation du projet

Au regard du taux d’amélioration de la perception avant et après le projet, les taux les plus élevés (45 % et plus) sont en lien avec des connaissances reliées aux macroinvertébrés benthiques, aux analyses physicochimiques et aux problématiques touchant les cours d’eau; ces résultats s’expliquent par le fait que ces notions ne sont pas nécessairement abordées ou ne le sont que partiellement dans le cadre du programme scolaire. Bien que le taux d’amélioration soit moins élevé que pour les connaissances, il y a tout de même une augmentation significative sur le plan des  attitudes et de la compréhension. En effet, les réponses concernant les impressions avant la réalisation du projet démontrent que les jeunes avaient déjà une certaine conscience environnementale au début du projet, ce qui explique le taux d’amélioration plus faible. Les notions en lien avec les changements climatiques semblent avoir été bien comprises par les jeunes avec un taux d’amélioration d’environ 34 % à la suite des activités du projet.

Finalement, 66 % des élèves ont démontré qu’ils et elles comprennent que les changements climatiques ont un impact sur la santé des cours d’eau. La plupart ont pu citer au moins une conséquence au niveau de l’écosystème. De plus, plusieurs ont pu démontrer la relation entre les changements climatiques et leurs impacts sur l’écosystème jusqu’au niveau des espèces ou entre différents éléments amplifiés par ces bouleversements (érosion, sécheresse, espèces exotiques envahissantes). Certain.e.s ont même fait des liens avec les conséquences sur leur propre vie.

Tout au long du projet, la question de la validité scientifique des données s’est imposée. Souvent mise en doute lors de programmes de science citoyenne, elle reste un gros défi. Toutefois, le projet actuel a permis de réaliser un premier portrait de la santé de certains cours d’eau et d’acquérir des données sur les invertébrés et plus spécifiquement les insectes, groupes souvent sous-représentés sur le plan de la conservation des espèces (Science Communication Unit 2013). Également, même si, par exemple, une station échantillonnée avec un seul engin de pêche (ici la senne) ne constitue pas un échantillon représentatif de la totalité de la communauté ichtyologique, les données obtenues fournissent tout de même des informations importantes sur la richesse, la santé et la composition spécifique et trophique des communautés de poissons.À titre d’exemple, un poisson-rouge (Carassius auratus), une espèce exotique envahissante, a été pêchée dans le fleuve Saint-Laurent en 2019. Également, quelques espèces à statut spécial ont été retrouvées de façon sporadique dans  le Saint-Laurent : la barbotte jaune (Ameiurus Natalis) et le brochet vermiculé (Esox americanus vermiculatus) en 2019 ainsi qu’une espèce classée vulnérable, le fouille-roche gris (Percina copelandi) en 2017.

En conclusion

Trois années, 60 cours d’eau, 3 000  jeunes, 26 organismes partenaires et 86  stations plus tard, le projet Des rivières surveillées, s’adapter pour l’avenir! a atteint l’ensemble des objectifs visés. Il a permis d’informer, de sensibiliser et de rapprocher des milliers de jeunes à la nature, tout en maintenant une surveillance sur des dizaines de cours d’eau essentiels pour les citoyen.ne.s. Ces nouvelles données s’ajouteront aux connaissances existantes afin de mieux planifier l’adaptation des communautés aux changements climatiques et ultimement, leur résilience.

L’éducation sur les changements climatiques et la science citoyenne représentent des outils de développement des capacités d’agir, de réflexion et de recherche de solutions, par les acteur.rice.s eux et elles-mêmes, pour la surveillance de leurs cours d’eau et l’adaptation aux changements climatiques. Depuis ses débuts, ce projet a su se démarquer en termes de vulgarisation scientifique auprès des citoyen.ne.s. Il a permis des apprentissages et un transfert de connaissances sur des aspects des changements climatiques liés aux cours d’eau de proximité auprès des jeunes et moins jeunes. Le projet a amené des milliers d’entre eux sur le terrain, les deux pieds dans l’eau, à développer leur leadership, s’engager, réfléchir, étudier, aimer la nature, proposer des solutions, collaborer, décider, prendre action et inviter leur communauté à participer à la protection de leur cours d’eau. Aujourd’hui, la nécessité de poursuivre les efforts d’éducation doit être une priorité afin que les jeunes et acteur.rice.s du milieu continuent de s’engager dans la réflexion, les défis et les solutions liés à l’adaptation aux changements climatiques.

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