Perspectives

Sommes-nous bien informés? : écarts entre la couverture du changement climatique et de la biodiversité par les médias et la littérature scientifique

Les changements climatiques et de biodiversité sont deux enjeux environnementaux de premier plan, souvent liés l’un à l’autre. Ils se produisent actuellement à un rythme supérieur à ce qui est acceptable pour maintenir les processus biophysiques de la planète (Rockström et al., 2009)(1). La réduction de l’impact des activités humaines sur l’environnement nécessite au préalable une compréhension de ces problématiques, d’où l’importance des découvertes scientifiques qui améliorent nos connaissances sur ces enjeux et ouvrent des pistes de réflexion menant à l’élaboration de solutions temporaires ou durables.

Les contributions de la recherche au savoir sont communiquées au moyen d’articles scientifiques dans les revues spécialisées, mais aussi vulgarisées auprès du grand public, des médias, des politicien.ne.s et d’autres acteurs. Ainsi, la société, les gouvernements et les scientifiques interagissent et déterminent le programme politique : les organismes subventionnaires publics orientent la recherche scientifique, qui, à son tour, influence les décisions politiques. La rétroaction entre ces trois sphères est nécessaire à l’établissement d’une saine gouvernance basée sur la connaissance et les faits, ce qui confère une importance majeure à la communication et la diffusion de l’information entre ces sphères.

Dans un tel schéma de gouvernance mondiale sur les enjeux environnementaux, les initiatives internationales majeures en environnement que sont le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) et la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, souvent présenté comme le «  GIEC de la biodiversité  » dans la presse francophone)(2) tissent un lien essentiel entre la communauté scientifique et les décideurs politiques. Ces groupes produisent des synthèses de la littérature scientifique afin d’alimenter la société de connaissances objectives et à jour sur ces vastes sujets et de permettre ainsi des choix sociétaux éclairés (voir https://www.ipcc.ch/ et https://www.ipbes.net/).

La présence du GIEC (créé en 1988) dans le débat public est maintenant incontestable, alors que celle de l’IPBES, créé très récemment (en 2012), est en devenir (le rapport du 6 mai dernier a fait grand bruit dans les médias). Mais dans un cas comme dans l’autre, il semble que la diffusion de la connaissance scientifique aux décideurs politiques demeure insuffisante pour amener les changements de société nécessaires à la résolution de ces enjeux. Les médias n’ayant pas la capacité de relayer toute l’information scientifique en raison de son étendue et de ses subtilités, ceux-ci doivent sélectionner les sujets traités et les vulgariser, et ainsi, certaines connaissances sont priorisées et mises au-devant de la scène au détriment d’autres.

Nous avons cherché à évaluer quantitativement si la couverture médiatique de ces grands enjeux environnementaux (changements climatiques et biodiversité) progresse au même rythme que le développement du savoir dans ces deux domaines de recherche. Dans un monde idéal, la boucle qui lie la science, le public et les décideurs devrait être fermée, rapide et, surtout, objective. Ainsi, notre hypothèse de travail est que le financement de la recherche, la production scientifique et la couverture médiatique devraient suivre les mêmes tendances temporelles, que ce soit pour les changements climatiques ou la perte de biodiversité. La couverture médiatique devrait également témoigner des événements spécifiques comme les découvertes majeures, les conférences internationales et les catastrophes environnementales qui, à terme, ont des effets en cascade sur les décisions politiques, les connaissances scientifiques et celles du public.

Une enquête bibliométrique

Les informations sur les découvertes, leur financement et les événements environnementaux marquants ont été compilées pour une période de plus de 25 années (1990-2016). Nous avons examiné quantitativement la production scientifique, le financement de la recherche et les articles de presse des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni sur les changements climatiques et la biodiversité entre 1991 et 2016. Toutes les requêtes sur les changements climatiques ont été faites avec les mots-clés «  climate change  », «  global warming  » et «  IPCC  » (l’équivalent anglais de l’acronyme GIEC) et celles relatives à la biodiversité ont été faites avec les mots-clés «  biodiversity  », «  ecosystem services  », «  endangered species  » et «  IPBES  ». Nous avons réalisé une étude préliminaire avec une liste élargie de mots-clés afin de mieux définir la notion de biodiversité et les résultats étaient similaires à ceux rapportés ici. Notons que les doublons (un même article présent dans les deux disciplines) ont été supprimés. Une autre étude plus exhaustive portant uniquement sur les tendances bibliométriques reliées aux changements climatiques présente des résultats similaires à ceux trouvés dans notre travail et ne rapporte pas de différences marquées entre les 43 pays étudiés (Boykoff, Katzung et Nacu-Schmidt, 2019)(3). Pour de plus amples détails sur la méthodologie, nous invitons les lecteur.rice.s à consulter l’article scientifique de Legagneux et al. (2018)(4).

Notre enquête bibliométrique nous a permis de constater que la production scientifique pour les deux disciplines (mesurée en nombre d’articles) était comparable dans les années 90 et qu’un écart s’est creusé avec le temps (Figure 1A) : en 2016, le nombre d’articles scientifiques sur les changements climatiques est près du double de celui portant sur la biodiversité, ce qui souligne la portée actuelle du sujet. Une cassure est survenue autour de 2006, avec une augmentation significative de la productivité en science du climat. La tendance est similaire pour le financement de la recherche pour les deux disciplines (Figure 1B), avec des écarts comparables qui se maintiennent au fil du temps.


Figure 1A. Production scientifique mondiale sur la biodiversité (vert) et les changements climatiques (brun).
Figure 1B. Financement public de la recherche aux États-Unis et au Canada sur la biodiversité (vert) et les changements climatiques (noir).

Alors que la production scientifique et le financement de la recherche sont intimement liés, la couverture médiatique des enjeux climatiques et de biodiversité, quant à elle, est toute autre (Figure 2). Globalement, la couverture médiatique des changements climatiques était 3,3 fois plus importante que celle de la biodiversité. En 2016, elle a été 8 fois plus importante avec des pics pouvant être jusqu’à 10 à 15 fois plus élevés que ceux atteints pour la biodiversité. Cette différence a commencé en 2000 et l’écart n’a cessé de se creuser depuis 2003. La couverture médiatique des changements climatiques a augmenté significativement depuis 1990, et plus particulièrement au tournant des années 2000. En revanche, la couverture des enjeux de biodiversité est restée constante au fil des années. Le déficit de communication entre changements climatiques et biodiversité est majeur.


Figure 2. Nombre d’articles de journaux par mois qui traitent de la biodiversité (vert) et des changements climatiques (brun) aux États-Unis, au Canada et en Angleterre. Les événements ponctuels détectés (points noirs) et les événements associés sont montrés. Les sommets sans les marqueurs n’ont pu être associés à des événements connus a priori.

L’application d’une méthode de détection d’événements ponctuels sur chaque série temporelle nous a permis d’y trouver des événements portant a priori sur les changements climatiques ou sur la biodiversité. 14 des 17 pics identifiés pour les changements climatiques ont pu être mis en correspondance avec un ou des événements connus, contre seulement 5 pics sur 15 pour la biodiversité. Les événements majeurs tels que les conférences des Nations unies sur le climat sont repris par les médias, ce qui contraste avec les événements majeurs liés à la biodiversité qui ressortent très peu de l’analyse, à l’exception du Sommet de la Terre de Johannesbourg en 2002, lequel a entraîné une couverture médiatique des enjeux climatiques et de biodiversité.

Comment expliquer le déficit de communication des enjeux de biodiversité ?

Le constat est positif pour la science du climat : l’organisation des scientifiques au sein du GIEC soutient la crédibilité de leurs travaux et leurs rapports déterminent le calendrier politico-médiatique. Les enjeux climatiques font la une des journaux, dominent le financement de la recherche et sont incontournables lors des élections. En revanche, les enjeux de diversité biologique accusent un important déficit de communication, qui croît constamment depuis les 15 dernières années. De nombreuses hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ce décrochage. Nous en proposons six ci-dessous :

  • Le décalage temporel entre la création du GIEC et de l’IPBES. L’IPBES a été créé 25 ans après le GIEC. Or l’attention portée aux changements climatiques dans les médias n’a augmenté que 10 à 15 ans après la création de ce dernier. Selon cette logique, l’intérêt des médias pour la biodiversité devrait augmenter dans les années à venir.
  • Le débat entre scientifiques autour de la responsabilité de l’humain dans les changements climatiques. L’affrontement entre les scientifiques et les climatosceptiques sur l’existence même des changements climatiques et sur leur cause a provoqué un tumulte médiatique qui peut expliquer en partie la plus grande couverture médiatique de ces derniers. Les médias se seraient impliqués dans le débat afin de fournir l’information scientifique nécessaire pour dresser l’état de la situation.
  • Les évènements météorologiques extrêmes sont plus perceptibles. L’association intuitive entre les prévisions météorologiques à court terme et le changement climatique à long terme amène un lien plus direct pour le grand public. Les événements catastrophiques tels que les vagues de chaleur, les inondations ou les ouragans peuvent accroître l’inquiétude du public et leur intérêt pour les informations relatives aux changements climatiques.
  • Le catastrophisme associé aux changements climatiques stimule les médias. La longévité du succès médiatique des changements climatiques pourrait aussi être expliquée en partie par ses similitudes avec les systèmes de croyances. L’échelle planétaire des changements climatiques et la gravité des bouleversements qu’ils provoquent leur confèrent une dimension eschatologique qui fait écho à l’anxiété existentielle de l’humain, laquelle engendre un besoin de comprendre et donc une plus grande demande d’information.
  • Une question d’échelle spatiale. Les effets des changements climatiques sont globaux et largement dus aux émissions de gaz à effet de serre qui circulent à l’échelle planétaire, alors que le nombre de mécanismes impliqués dans l’altération de la biodiversité sont locaux et ne deviennent un problème global que par agrégation. De plus, les effets des changements climatiques sont ressentis directement par le public et peuvent facilement se traduire en termes économiques qui conduisent les décideurs à agir, ce qui est peut-être moins le cas de la perte de biodiversité, surtout pour des pays dont la population est majoritairement urbaine et de plus en plus déconnectée de la nature.
  • Des objectifs difficiles à quantifier pour les changements de biodiversité. Les actions entreprises afin de réduire l’ampleur des changements climatiques peuvent facilement être résumées dans des affirmations simples telles que « toute action visant à limiter le réchauffement à 1,5 ou 2 °C », alors que les cibles pour la biodiversité sont plus difficiles à traduire auprès du grand public.

Quelles sont les actions que les scientifiques peuvent entreprendre ?

Quelles que soient les raisons qui sous-tendent ce manque de communication sur la biodiversité, la connaissance seule ne suffira pas à résoudre l’un des problèmes les plus pressants de notre planète si elle ne réussit pas à atteindre le public et les décideurs. Que peuvent faire les chercheur.euse.s qui travaillent sur les pertes de biodiversité ? Est-ce le rôle des chercheur.euse.s d’intervenir ? Les solutions sont nombreuses. Nous en soulignons trois que nous pensons être particulièrement porteuses :

  1. Mettre en place une plateforme commune portant aussi bien sur les enjeux liés aux changements climatiques que sur ceux liés à la biodiversité dédiée au transfert de connaissances. La pertinence d’une plateforme intergouvernementale sur le changement global (IPGC) pourrait être envisagée, ne serait-ce que pour développer une meilleure stratégie de communication, plus intégrée, sur les questions environnementales. Une telle plateforme pourrait par exemple établir comment certains choix de consommation peuvent affecter non seulement la production de GES et le changement d’utilisation des terres, mais également comment ils participent à la perte de biodiversité. Elle pourrait ainsi devenir un formidable outil pour mettre en évidence des synergies entre les deux crises et proposer des solutions intégrées.
  2. Trouver des approches efficaces pour communiquer sur les enjeux de la perte de la diversité. L’aspect catastrophique des changements climatiques sollicite des émotions qui motivent les médias à présenter les résultats de travaux scientifiques. Paradoxalement, alors que la science est une affaire de faits et d’objectivité, l’attention qui lui est portée par le public via les médias est motivée par un attachement personnel et subjectif à la nature. L’extinction d’une espèce suscitera souvent une émotion plus intense que la dégradation d’un milieu humide. Les métaphores et les espèces emblématiques (comme l’ours polaire) permettent d’associer des expériences personnelles à ces enjeux et ainsi de fortifier l’adhésion du public.
  3. Impliquer davantage les citoyen.ne.s sur les enjeux de biodiversité par des projets de science citoyenne. Ces projets sont actuellement très populaires et tissent des liens forts entre les citoyen.ne.s et la biodiversité qui les entoure. Ainsi, des milliers d’ornithologues amateur.rice.s sont distribué.e.s partout sur le territoire québécois et relatent les changements de biodiversité (Cyr et Larivée, 1993)(5). À titre d’exemple, une nouvelle plateforme a été créée récemment en collaboration avec l’Insectarium de Montréal pour documenter les observations de papillons (Prudic et al., 2017)(6). Cet outil a permis de rapporter de nombreuses migrations causées par les changements climatiques. Cette information est utile non seulement pour combler les lacunes dans les données sur la biodiversité, mais aussi pour sensibiliser le public à la valeur de la nature et à ses bienfaits lorsque l’on s’y reconnecte. De nombreuses initiatives sont également en cours dans les écoles primaires et secondaires (p. ex. Des Nids Chez Vous, Opération PAJE ; Legagneux et al., 2016  ; Samson, 2017)(7) (8).

Espérons que la situation évolue positivement avec le lancement des publications de l’IPBES. Sa fondation remonte à 2012, mais elle repose sur une longue démarche initiée lors du Sommet de la Terre de 1992 et la signature de la Convention sur la diversité biologique (dont le secrétariat est situé à Montréal). Un premier rapport de synthèse publié en 2005 par l’ONU (le Millenium Ecosystem Assessment) a notamment établi que les taux d’extinction des espèces sont plus de 10 000 fois supérieurs à la normale et que nous sommes effectivement dans une vague d’extinction massive. Adoptés en 2013, le plan de travail et le mode de fonctionnement de l’IPBES sont très fortement inspirés du modèle du GIEC, avec la réalisation de synthèses régulières et leur révision par les 132 pays membres. La version préliminaire du premier rapport fut ainsi publiée le 6 mai 2019 à Paris, avec la conclusion-choc qu’«  un million d’espèces animales et végétales  » (soit plus de 10  % de la diversité totale de la planète) sont en voie d’extinction à très courte échéance. La couverture médiatique fut sans précédent et il reste à voir si ces enjeux occuperont le même espace public que les changements climatiques à l’avenir.

L’effort de vulgarisation et de communication ne peut incomber aux seul.e.s chercheur.euse.s et il est nécessaire qu’une synergie entre les équipes de transferts de connaissances et celles dédiées aux communications avec les médias se mette rapidement en place. Des équipes de communication proactives au sein des institutions académiques peuvent en effet efficacement faire passer l’information entre les chercheur.euse.s et les médias. Cette problématique touche l’ensemble de la recherche et va bien au-delà des enjeux environnementaux évoqués dans cette étude.

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