Les mots que nous utilisons pour décrire le numérique influencent notre perception de ce dernier. Les expressions « dans le nuage » ou « dématérialisation » renforcent cette idée selon laquelle les activités numériques demandent moins de ressources et entraînent moins de pollution. Or, l’univers numérique dépend d’une couche matérielle qui passe souvent inaperçue : la production et l’utilisation d’équipements informatiques reposent sur une infrastructure mondiale gourmande en ressources et très polluante. Le secteur du numérique représente environ 3 à 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), et celles-ci connaissent une croissance annuelle importante (Deron et McDonald, 2022). Compte tenu de ses nombreuses promesses pour l’avenir, mais également de son empreinte écologique croissante, on peut se demander si la numérisation continue de nos sociétés est compatible avec les objectifs de soutenabilité à long terme et le respect des limites planétaires. L’objectif de cet article est d’offrir une meilleure compréhension des liens complexes entre les technologies numériques et la transition socioécologique1.
Pour y arriver, nous commençons par examiner le rôle joué par les technologies numériques pour la transition. Nous évaluons ensuite leur propre empreinte écologique. À partir des tendances de croissance observées, nous soutenons la nécessité d’un changement de paradigme afin d’atteindre les objectifs de soutenabilité. Finalement, nous présentons trois piliers pour rediriger la numérisation vers un cadre de soutenabilité à long terme.
La numérisation va-t-elle de pair avec la transition socioécologique ?
Selon un rapport commandé par Alphabet, l’intelligence artificielle (IA) pourrait contribuer à réduire les émissions de GES mondiales de 5 % à 10 % d’ici 2030 (Dannouni et al., 2023). Cette affirmation s’ajoute aux nombreuses voix issues des secteurs public et privé ainsi que de la recherche, qui décrivent principalement une utilisation bénéfique des technologies numériques pour la transition socioécologique. Plusieurs exemples de ces utilisations sont présentés ci-après.
En premier lieu, les technologies de collecte d’information (comme les capteurs, les traceurs, etc.) permettent un suivi plus précis et continu des écosystèmes, des espèces ou encore du climat. Grâce à ces innovations, il est possible de surveiller en temps réel l’intégrité des milieux humides, les migrations animales et même l’évolution de populations d’insectes, difficiles à mesurer manuellement. Ces technologies servent également à mieux protéger les espèces et les écosystèmes en détectant les activités de déforestation illégale ainsi que le braconnage dans des zones sensibles. Par ailleurs, ces outils alimentent des modèles statistiques sophistiqués et automatisés, qui sont en mesure de produire des prévisions à partir de grandes quantités de données et qui peuvent s’avérer utiles pour la planification. Il est alors possible de mieux anticiper, entre autres, les récoltes agricoles ou encore la fréquence d’événements climatiques extrêmes tels que les inondations ou les sécheresses (Rolnick et al., 2022).
Une autre grande catégorie d’usage consiste à optimiser les ressources grâce à différentes stratégies : en cartographiant les flux et en adoptant une gestion automatisée, les équipes de déploiement peuvent par exemple optimiser les parcours et réduire les ressources nécessaires ou les pertes associées. On retrouve ces technologies dans la plupart des secteurs industriels, allant de la gestion des réseaux électriques au nettoyage des routes (Blouin, Audy et Lamghari, 2022).
Une empreinte matérielle colossale
Bien qu’il y ait de nombreux usages numériques pertinents pour la transition socioécologique, il est important de pouvoir prendre un pas de recul avant de conclure que la numérisation va nécessairement de pair avec des modes vies plus soutenables. Derrière nos usages numériques se trouvent en réalité des dizaines de milliards d’appareils (téléphones intelligents, ordinateurs, téléviseurs et autres objets connectés), des millions de serveurs, mais aussi de nombreuses infrastructures de réseaux (antennes, boîtiers, câbles, etc.). Tous ces équipements représentent une couche matérielle impressionnante : en 2019, la masse totale du numérique était estimée à 223 millions de tonnes, soit l’équivalent de 179 millions de voitures (Bordage, 2019). Et cette estimation ne représente que le poids final des équipements ; elle ne tient pas compte de l’ensemble des ressources qui ont dû être mobilisées pour les fabriquer.
La fabrication
La fabrication des appareils représente une grande partie de l’empreinte environnementale du numérique. Par exemple, 80 % de l’empreinte carbone d’un téléphone intelligent serait associée à sa fabrication (ADEME, 2019). En effet, la production nécessite l’extraction et la transformation d’une cinquantaine de métaux différents, ainsi que de grandes quantités d’eau et d’énergie.
Les appareils numériques sont des produits à forte intensité matière : en moyenne, il faut mobiliser 50 à 400 fois leur poids en matière pour produire des appareils à forte composante électronique. La fabrication d’un ordinateur de 2 kg aura ainsi nécessité 800 kg de matières premières (ADEME, 2019).
L’utilisation
L’utilisation des appareils numériques représente une demande énergétique pour faire fonctionner les réseaux, les centres informatiques et recharger les équipements. Jusqu’à présent, les progrès techniques permettaient en grande partie d’absorber la croissance de la demande énergétique. Cependant, la consommation électrique des centres de données pourrait doubler d’ici 2026, portée notamment par l’essor de l’IA (Agence internationale de l’énergie, 2024).
La fin de vie
Enfin, nous générons de grands volumes de déchets numériques, dont la majorité prend le chemin des lieux d’enfouissement ou est envoyée à l’étranger, pour terminer dans des décharges à ciel ouvert, entraînant des conséquences nocives pour la santé humaine tout comme celle des écosystèmes. Malheureusement, cette dernière étape du cycle de vie souffre d’une grande opacité et de l’absence d’un suivi rigoureux et se trouve donc probablement sous-estimée (Deron et McDonald, 2022).
Des trajectoires insoutenables
Au-delà de ses conséquences actuelles, ce sont surtout ses trajectoires de croissance qui rendent la numérisation effrénée incompatible avec les objectifs de soutenabilité sur le long terme. Selon l’organisme The Shift Project, les émissions de GES du numérique seraient en hausse de 6 % annuellement, à l’échelle mondiale. Cette dynamique particulièrement rapide rend encore plus difficiles les objectifs de décarbonation du secteur et fait en sorte que les optimisations permises par celui-ci ne sont pas en mesure de compenser le développement incessant de ses infrastructures, parcs et flux (The Shift Project, 2023).
Par ailleurs, les besoins croissants en ressources non renouvelables qui accompagnent la numérisation remettent en question la pérennité même de son développement futur. En effet, même en faisant le choix de s’appuyer fortement sur les technologies numériques pour réduire les conséquences de nos activités, il faut garder à l’esprit que les nombreux équipements nécessaires pour les soutenir font du numérique une ressource limitée. De fait, pour fonctionner, le secteur dépend de ressources non renouvelables et son approvisionnement à long terme sera contraint par la disponibilité décroissante de celles-ci. Cela signifie que plus nous misons sur la numérisation, plus nous nous exposons à la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement qui la soutiennent.
Rendre le numérique compatible avec un cadre de soutenabilité à long terme ne consiste donc pas à accélérer d’autant plus les leviers d’optimisation déjà déployés, mais à le rediriger vers des trajectoires fondamentalement différentes.
Une vision d’un numérique plus soutenable
Dans le cadre du projet Chemins de transition de l’Université de Montréal, environ 140 personnes aux profils et intérêts variés se sont prêtées au jeu d’explorer ensemble le futur de la société québécoise à l’intersection entre les technologies numériques et la transition socioécologique. Plongées dans différents futurs possibles, elles ont été invitées à identifier les éléments clés d’un futur souhaitable pour faire converger numérisation et soutenabilité. Ces réflexions ont été synthétisées au sein d’une vision pour 2040, articulée autour de trois acquis, fruits du chemin de transition que nous pourrions avoir parcouru d’ici là. Mis en synergie, ces acquis forment le socle d’une société profondément différente présentée à la Figure 1.
Figure 1. La vision du défi numérique (tiré de Deron et McDonald, 2022)
La sobriété numérique
La sobriété numérique prône une redirection de la trajectoire actuelle de numérisation effrénée pour l’aligner avec les objectifs de soutenabilité. Elle implique une réduction substantielle du nombre d’appareils numériques produits chaque année, couplée à un allongement important de leur durée d’utilisation. Suivant cette approche, plutôt que le renouvellement prématuré, les pratiques de réemploi, de réparation et de reconditionnement devraient être systématiquement privilégiées. Loin de nécessairement dégrader nos expériences, cela pourrait au contraire favoriser l’émergence de nouveaux savoir-faire ainsi que de pratiques de mutualisation et de partage plus conviviales. En plus d’une évolution dans les pratiques et les coutumes, la sobriété numérique implique également des changements profonds dans la conception des appareils, les modèles économiques et l’accès aux structures de réparation.
Sur le plan logiciel, elle promeut le développement de services plus légers en vue de réduire leur empreinte environnementale et d’accroître leur accessibilité depuis des appareils plus anciens. Cette démarche implique une réévaluation de l’approche habituelle de conception numérique, privilégiant cette fois des fonctionnalités essentielles tout en minimisant les contenus lourds et les fonctionnalités superflues. De la même manière que pour les appareils, des services numériques sobres pourraient ouvrir la voie à d’autres formes de créativité, réorientées vers des fonctionnalités pertinentes et esthétiques compatibles avec des ressources limitées plutôt que la multiplication de fonctionnalités peu ou jamais utilisées.
Des usages numériques priorisés collectivement et partagés équitablement
La réduction de l’empreinte environnementale du numérique est indispensable, mais insuffisante à elle seule. Les dynamiques actuelles de numérisation sont caractérisées par une accumulation perpétuelle d’appareils et de temps passé en ligne, entretenue par des mécanismes addictifs ainsi qu’une logique de rentabilité à court terme et de domination des marchés dictées par de grandes entreprises étrangères (Deron et McDonald, 2022). Pour faire advenir un univers numérique plus soutenable, il semble essentiel de rompre avec ces trajectoires. Autrement dit, un univers numérique plus respectueux des limites planétaires devrait également être plus collaboratif, inclusif, orienté par les besoins, porté par des parties prenantes locales et surtout, priorisé collectivement.
Considérant la nature critique et non renouvelable des technologies numériques, ainsi que les risques liés à leur approvisionnement et les inégalités d’accès déjà observées, ce deuxième pilier a pour objectif d’orienter le développement numérique là où il peut avoir un réel effet positif. Ce faisant, il vise à mettre en place des mécanismes favorisant une gestion démocratique de la place du numérique dans nos sociétés. En effet, bien que l’accès au numérique de l’ensemble de la population semble en partie devoir passer par une hausse de la connectivité à court terme, il est crucial d’anticiper les limites d’approvisionnement pour penser sa répartition équitable, évitant ainsi le risque d’observer des logiques de distribution non démocratiques, dictées uniquement par les forces du marché. Cette réflexion collective devrait en ce sens réfléchir aux usages numériques considérés essentiels, auxquels il faudrait garantir l’accès équitable pour toutes et tous, et aux usages pour lesquels un renoncement partiel ou total devrait être imaginé dans un cadre de viabilité à long terme.
Cette approche « techno-sobre » ou « techno-discernée » dépeint ainsi un rapport plus réfléchi vis-à-vis de l’intégration ou non du numérique. Elle propose de repenser les usages numériques en fonction des besoins réels et exprimés, garantissant un accès équitable. Parallèlement, en se détachant des dynamiques d’ajouts systématiques, des discussions collectives pourraient aboutir à la décision de ne pas numériser certains usages, voire à envisager la dénumérisation d’autres usages. Plutôt que de prendre des décisions arbitraires décontextualisées, il semble primordial de cartographier et de comprendre les liens d’attachement existants envers ces technologies, qui peuvent grandement varier selon les contextes, afin de les réorienter vers des structures et dispositifs plus viables.
Un système d’innovation balisé par la soutenabilité et de nouveaux modèles de financement
Le troisième acquis de la vision réside dans un réalignement du système d’innovation et des modèles économiques sous-jacents. En amont, il propose la mise en place d’un cadre pour l’innovation numérique, exigeant que les parties prenantes concernées intègrent les limites planétaires dans le développement de leurs projets, pour assurer leur cohérence avec les sociétés dans lesquelles ceux-ci visent à s’intégrer. Ainsi, l’ensemble de l’écosystème, des structures de financement aux équipes de recherche et développement, en passant par les entités publiques et privées chargées de l’implémentation, adopterait et ferait respecter des critères pour sélectionner les projets cohérents avec les objectifs de soutenabilité, tout en abandonnant les autres.
Ce changement de paradigme implique également l’adoption de nouvelles formes de valorisation de l’innovation, basées sur le maintien ou la fermeture, dépassant ainsi le simple modèle d’addition. Pour cela, il suppose une culture renforcée de l’anticipation des retombées positives et des effets négatifs potentiels, abandonnant ainsi le paradigme de neutralité des outils pour davantage de responsabilités en amont, puis tout le long du processus de développement.
Finalement, les modèles économiques du numérique devront eux aussi se transformer pour devenir compatibles avec les limites planétaires. Plutôt que d’entretenir des logiques d’accumulation perpétuelle, d’objets et de données collectées, des technologies soutenables devront s’adosser à de nouveaux modèles de financement dont la pérennité peut être assurée de façon viable. Service public, partenariats publics-communs ou encore solutions décentralisées de type « Fediverse » sont autant d’exemples qui méritent d’être explorés pour concevoir un écosystème numérique soutenable et pérenne.
Conclusion
La numérisation de nos sociétés, en forte accélération, s’accompagne de conséquences environnementales majeures. Même s’il existe de nombreuses utilisations pertinentes des technologies, la croissance de l’empreinte environnementale de l’univers numérique est en phase de devenir un enjeu social, politique et organisationnel majeur à l’ère de la transition socioécologique. Les trajectoires actuelles d’accélération de la numérisation s’inscrivent à contresens des objectifs de soutenabilité, qui militeraient, eux, pour une réduction des émissions de GES et de la pression sur les ressources et les écosystèmes. Pour pouvoir profiter des usages numériques pertinents pour les nombreux défis de demain, il semble crucial de rediriger radicalement la manière dont les technologies numériques sont développées et intégrées à nos sociétés. Cet article propose trois piliers sur lesquels une telle redirection pourrait être réfléchie. Nous pensons que la sobriété numérique, la priorisation collective des usages et le balisage du système d’innovation par la soutenabilité sont des repères utiles pour penser un tel changement.
Cette expression renvoie aux efforts visant « à passer d’une situation contemporaine marquée par des trajectoires insoutenables à un état des sociétés caractérisé par la soutenabilité et l’équité, vis-à-vis des générations présentes et futures » (Renouard et coll., 2020).