Perspectives

Tisser les savoirs :quels rôles pour la coordination de la science de l’adaptation aux changements climatiques ?

Le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (IPCC, 2022) affirme que les engagements politiques pris à la Conférence des Parties (COP) de Glasgow en novembre 2021 sont insuffisants pour contenir le réchauffement climatique conformément à l’Accord de Paris, soit sous 1,5  °C, un seuil au-delà duquel les capacités de nos sociétés à faire face aux conséquences d’un climat déstabilisé seront de plus en plus réduites. Pourtant, le consensus scientifique international pointe vers une série de solutions d’adaptation et d’atténuation dont la faisabilité et la pertinence sont démontrées. Comment expliquer cette dissension entre une connaissance toujours plus précise du péril actuel et encouru et l’action effectivement mise en œuvre pour transformer nos sociétés ? Cet écueil bien identifié en sociologie est travaillé sur plusieurs fronts de recherche qui amènent à déconstruire la représentation d’une linéarité entre science et action.

L’un de ces fronts s’attache à étudier les interfaces science-société et plus précisément les enjeux et les relations de savoirs qui se nouent ou se dénouent à cette occasion. Cet article s’inscrit dans cette perspective en montrant, dans un premier temps, en quoi «  savoir n’est pas agir  » et l’intérêt de se défaire d’une vision qui sépare les savoirs plutôt que de les tisser pour répondre à des problèmes multidimensionnels. Dans un deuxième temps, à partir de l’expérience d’une équipe1 responsable de la coordination d’une science de l’adaptation aux changements climatiques, nous mettrons de l’avant en quoi la fonction et le travail de coordination participent à un tissage des savoirs propice à l’action. Nous évoquerons en particulier les rôles de «  cohérence  » et de «  médiation  » que cela suppose. Puis, nous chercherons à réfléchir à cette coordination comme un processus de « traduction », c’est-à-dire de relecture partagée et croisée des intérêts des protagonistes à l’aune d’un problème commun, qui peut déboucher sur un accord en cas de réussite. Enfin, cet article plaide pour la professionnalisation de la fonction de coordination et la reconnaissance de l’expertise de ses membres.

Sortir de l’illusion d’une linéarité entre science et action

Savoir n’est pas agir.

Plusieurs communautés scientifiques produisent des connaissances toujours plus précises et détaillées des causes et conséquences des changements climatiques. Parmi les communautés les plus actives, celle des climatologues a démontré l’accumulation de gaz à effets de serre (GES) et ses conséquences sur la température atmosphérique, donnant lieu à la création du GIEC en 1988 et à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) en 1992. Depuis, les alertes se succèdent et la quantification des conséquences économiques, sociales et environnementales s’accumule. Il serait faux de dire que «  rien n’a été fait  », qu’aucune action n’a été engagée. Par exemple, dès ce premier âge du problème climatique, les États se sont accordés sur un dispositif de compensation financière des pays historiquement émetteurs de GES à l’endroit de ceux subissant des conséquences en première ligne. Cependant, le niveau de l’action engagée depuis lors ne permet ni de réduire suffisamment les causes du problème (l’atténuation) ni de protéger les sociétés humaines et non humaines par l’anticipation des conséquences des dérèglements du climat (l’adaptation). Savoir ne suppose pas d’agir en conséquence ; c’est donc un problème qui s’inscrit bien dans
la remise en cause d’une linéarité entre science et action.

Avant la communauté des climatologues, une autre communauté a été confrontée à ce blocage, celle des altermondialistes, des écologistes et des sciences de l’environnement, qui dénonce depuis longtemps l’expansion d’un modèle de développement basé sur le consumérisme des ressources naturelles et énergétiques et l’exploitation d’une main-d’œuvre peu qualifiée. Leur expérience, en particulier dans le domaine de l’éducation relative à l’environnement, confirme que le changement des pratiques ou des comportements d’une filière, d’une profession, d’un territoire ou d’une nation ne peut pas s’effectuer par le transfert ponctuel d’informations, même si ces informations étaient transmises à un décideur (Ardoin et al., 2020). La raison principale de cette distorsion entre connaissance scientifique et efficacité de l’action entreprise tient dans ce que suppose l’action environnementale, tout comme l’action climatique. Cela ne relève pas seulement de la science, mais également de choix politiques, et soulève des questions démocratiques, par exemple décider des gens sur qui l’effort pèsera ou de la façon dont s’exercera la contrainte. Les savoirs scientifiques seraient-ils
donc inutiles dans les arènes de la mise en œuvre ?

Tisser les savoirs plutôt que les séparer

Il est admis que face à un problème multidimensionnel comme l’est celui du climat ou de l’environnement, l’enjeu se situe dans le tissage de différents savoirs qui pourront à la fois comprendre les besoins, rechercher des réponses opérationnelles, susciter l’adhésion des partenaires et s’assurer que la finalité, l’ambition environnementale ou climatique, n’a pas été perdue de vue (Salles, 2006).

Parmi les obstacles identifiés par rapport à ce tissage des savoirs, l’un repose sur des clivages profondément ancrés, en particulier dans les sociétés occidentales, tels que théorie/pratique ou science/action, qui poussent à exclure les savoirs scientifiques des arènes du débat de la mise en œuvre (en les confinant dans une phase de diagnostic, par exemple) et à renoncer à objectiver les connaissances des actrices et acteurs (fermant ainsi la porte de la réflexion scientifique). Cette séparation des savoirs s’accompagne souvent de présupposés influents, comme celui de conférer une neutralité en soi à certains savoirs (notamment quantitatifs et issus des sciences physiques et naturelles) pendant qu’une forme de suspicion prévaut par rapport à des savoirs «  non universitaires  » à l’instar des savoirs autochtones, d’usagers ou de professionnels, qui resteront ainsi au rang d’opinions. Une voie possible pour construire
des liens entre les savoirs est de s’atteler à développer des relations «  faire connaître  » (Schmitt et Avenier, 2007), qui placent la fonction de coordination au cœur du processus.

La construction de savoirs aux frontières des communautés

Le consortium québécois sur la climatologie régionale et l’adaptation aux changements climatiques Ouranos2 a choisi de dédier une équipe à part entière à cette fonction de coordination. Celle-ci veille à la fois à maintenir la cohérence de l’organisation, dont les activités relèvent de temporalités différentes, et assure une médiation interdisciplinaire pour donner corps à une science de l’adaptation. Nous allons préciser ces deux rôles de «  cohérence  » et de «  médiation  », puis nous proposerons une lecture complémentaire de ce travail de coordination autour d’un rôle de «  traduction  ». Ces trois entrées donnent à voir comment le tissage des savoirs s’opère et se construit aux frontières des réseaux d’échanges de pratiques et des communautés de recherche.

La fonction de coordination à Ouranos : rechercher la cohérence

Le premier rôle de l’équipe de coordination de la science de l’adaptation (CSA) d’Ouranos est de maintenir la cohérence de l’organisation. En effet, le domaine de l’adaptation aux changements climatiques suppose d’intervenir sur une large variété de sujets et dans des configurations multiples. Ouranos se place au carrefour de communautés différentes que sa mission invite à rapprocher à différentes occasions : lors de sa programmation scientifique structurelle, au cours de projets conjoncturels et parfois aussi à la suite de crises.

D’ailleurs, Ouranos tire son origine de deux crises majeures consécutives qui ont marqué les esprits à l’approche des années 2000  : premièrement, le déluge du Saguenay, importante dépression chargée d’humidité qui a déversé plus de 250  mm de pluie en 48  heures sur les régions avoisinant le Saguenay et deuxièmement, la crise du verglas, perturbation météorologique qui a duré cinq jours consécutifs et qui a déversé plus de 100 mm de pluie verglaçante par endroits, provoquant accidents et pannes de courant. Ces événements ont entraîné des pertes humaines, des blessures physiques et psychologiques, en plus de dommages matériels considérables. Face à cette forte mise en évidence de la vulnérabilité de la société québécoise, le gouvernement du Québec, Hydro-Québec et Environnement Canada
ont créé Ouranos. Ils cherchaient à comprendre la part de l’attribution aux changements climatiques dans de tels événements et à bénéficier des capacités d’anticipation des outils de la recherche sur le climat pour apporter de l’aide à la préparation et à la protection de la société québécoise. Aujourd’hui, deux types de financements garantissent son fonctionnement, celui
de « base » qui soutient les orientations du consortium et le personnel, et celui de « projet », qui se développe autour des axes de la programmation de recherche3. Ce modèle économique permet d’absorber les écarts de temporalités qui existent entre ses différentes activités, par exemple entre le temps continu de la recherche fondamentale en climatologie et les projets d’accompagnement ou de conseils mandatés par les ministères ou les villes. À mesure que l’organisation se développe, le rôle de cohérence de l’équipe CSA s’accentue.

Le travail de coordination : assurer la médiation

L’équipe CSA (6 à 10 personnes) a été officialisée à l’occasion du renouvellement de la programmation scientifique d’Ouranos à l’été 2020, mais c’est année après année que s’est construite son identité professionnelle, au sein du service « vulnérabilité, conséquences et adaptation » qui coordonnait la précédente programmation. Une des compétences importantes acquises par ses membres est celle associée au rôle de médiation scientifique auprès des sciences du climat et des partenaires politiques et socioéconomiques : les deux facettes de l’interdisciplinarité indispensable pour assurer l’interface «  science-société  ».

Lorsqu’il s’agit d’adaptation aux changements climatiques, construire un continuum entre les sciences du climat et la décision ou les choix stratégiques publics et privés semble évident. Il est encore pourtant rare que les investissements et les programmations politiques basent leur choix sur différents scénarios de réchauffement ou de conséquences. En France, ce n’est qu’avec la prochaine loi de programmation énergie-climat qu’il est envisagé d’intégrer au moins deux scénarios du GIEC4.

Comme nous l’avons vu plus haut, c’est la raison d’être originelle d’Ouranos de produire des connaissances et des outils issus des sciences du climat pour répondre aux préoccupations des communautés de pratiques. Pour ne pas manquer cette cible, l’équipe CSA se place comme interlocutrice commune de ces deux pôles et anime les échanges de plusieurs façons. L’une d’elles consiste à arrimer la stratégie des sciences du climat à la programmation en adaptation construite avec les partenaires. Une autre se joue dans des comités consultatifs appelés « comités de priorité d’adaptation  », composés de parties prenantes hors recherche universitaire, où une personne des sciences du climat forme un binôme avec la personne responsable de la priorité dans l’équipe CSA. Ainsi, cette interface science-société permet de capter les préoccupations des acteurs et actrices dans leur formulation initiale que le rôle de médiation du travail de coordination pourra reformuler en éventuels besoins de recherche, ou bien servir d’espace d’appropriation d’éléments théoriques issus de travaux académiques.

Réfléchir à la coordination : la piste du rôle de «  traduction  »

Les deux rôles précédents montrent comment la fonction et le travail de coordination sont exercés. Nous souhaitons à présent nous concentrer sur l’expertise que développent les coordonnatrices et coordonnateurs pour mettre de l’avant que « les experts ne sont pas de simples utilisateurs de savoirs, mais transforment ceux mobilisés, voire participent à en construire de nouvelles formes plus adaptées à l’action » (Crespin et Henry, 2015). Pour saisir comment les savoirs sont transformés, en particulier lors de la mise en œuvre de l’adaptation aux changements climatiques, l’approche conceptuelle de la traduction en sociologie (Callon, 1986) peut apporter des éléments. En synthèse, la traduction dans ce cadre se définit comme un processus liant un problème à sa résolution par un ensemble de «  déplacements  » auxquels les parties prenantes pourront consentir. Ces «  déplacements  » sont les relectures des actrices et acteurs de leurs propres intérêts au fur et à mesure des échanges. En France, par exemple, ces «  déplacements  » ont été documentés dans le cas de la restauration écologique du fleuve Rhône (Guerrin et Barone, 2020). Cela a mis en lumière comment des protagonistes aux intérêts divergents issus de l’industrie hydroélectrique, du tourisme, de l’environnement, de la navigation ou encore des collectivités locales ou d’agences de l’État se sont accordés sur l’idée de restauration écologique. Cette dernière a été avancée par un des meneurs (l’Agence de l’eau) sans toutefois fixer un cadre ou des règles strictes ouvrant des marges de «  traduction  ». Endosser un rôle de traducteur revient à «  parler  » plusieurs langages disciplinaires ainsi que ceux spécifiques aux communautés de pratiques pour favoriser le décryptage des problèmes à résoudre. Cela comporte une part de diplomatie et de confiance que devront accepter d’allouer les protagonistes à l’interprète de leurs points de vue, avant qu’eux-mêmes, en cas d’accord, s’approprient l’interprétation proposée et en soient les porte-parole auprès de leurs pairs. Reconnaître cet aspect du métier pourrait être une source d’amélioration du passage à l’action en matière d’adaptation (et d’atténuation) aux changements climatiques, tant cela implique de faire émerger des formulations du problème au cœur des réalités sociales, économiques et naturelles. De plus, garder une mémoire des cheminements d’acteurs hétérogènes vers un accord porteur de sens pourrait retracer les liens entre les interprétations de l’adaptation aux changements climatiques initiale et l’action effective dans une perspective d’évaluation et d’analyse des conditions de réussite ou d’échec.

Conclusion

Lutter contre les changements climatiques, c’est faire peser une contrainte radicale et durable sur des activités socioéconomiques autour desquelles les sociétés industrielles se sont organisées depuis le 19e siècle. Celle-ci devra être négociée, accompagnée et construite à l’aide d’un tissage de savoirs pour en assurer la pertinence et le déploiement. L’un des enjeux de ce processus est la coordination, comme un moyen de faire ou de défaire des liens entre des intérêts multiples et enchevêtrés. Cela fait écho aux analyses sur les boundary planners ou «  praticiens de l’empiétement  » (Goodrich et al., 2020), qui soulignent que cette fonction de coordination est souvent assurée comme une tâche implicite à une activité principale, sans soutien précis, significatif et collégial (l’expérience d’Ouranos est à ce titre originale). La reconnaissance de cette fonction, notamment grâce à sa professionnalisation, pourrait constituer un levier important à l’efficience des collaborations entre les communautés de pratiques et les réseaux de connaissances. De même, développer et reconnaître l’expertise de ces professionnels et leurs rôles, bien au-delà d’un simple soutien à l’activité, renforcera leur légitimité et les chances de réussite des processus qu’ils accompagnent.

Ce texte a fait l’objet d’une relecture par l’ensemble de l’équipe de coordination de la science de l’adaptation d’Ouranos, que je tiens à remercier.

Cet article s’appuie sur un séjour de recherche réalisé de septembre
à novembre 2022 au sein de l’équipe CSA chez Ouranos.

Programmation 2020-2025 adaptation | Ouranos

L’adaptation entre dans une nouvelle ère – I4CE

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