Enjeux de société

Une transition énergétique juste pour le Québec et le Canada

La transition énergétique est et sera difficile, car les coûts à court terme sont concentrés dans des régions dépendantes des énergies fossiles pour leur électricité, ou dont l’économie dépend de la production d’énergies fossiles, comme l’Alberta et la Saskatchewan. L’action climatique y est perçue comme une attaque à leur gagne-pain et à leur manière de vivre. Une relance verte et juste est-elle possible dans de tels contextes ? Comment prendre soin de nos travailleurs durant la transition ?

La justice climatique suppose la distribution équitable des bénéfices et des fardeaux de la lutte aux changements climatiques ainsi que l’inclusion significative des parties prenantes dans la formulation des politiques d’atténuation et d’adaptation (Gajevic Sayegh, 2020). Cette conception de la justice explore les dimensions distributives et procédurales de la justice, en s’attardant sur les notions de distribution et d’inclusion des parties prenantes (d’autres approches — p. ex. basées sur la justice relationnelle, la citoyenneté ou sur le droit administratif – sont exclues de l’analyse). En appliquant cette définition à la transition énergétique, cet article examine ce qu’implique une transition juste en pratique au Québec et au Canada.

Les quatre sections de cet article explorent quatre approches complémentaires pour la mise en place d’une transition énergétique juste pour le secteur pétrolier et gazier au Canada : la création nette d’emplois durant la transition, le soutien à la main-d’œuvre des industries les plus directement touchées par la décarbonisation, le soutien aux communautés indirectement touchées par la transition et l’inclusion des parties prenantes, y compris les communautés autochtones, dans la formulation de mesures pour une transition juste. Ce texte offre une analyse des politiques publiques mises en œuvre ou annoncées, en présentant une analyse normative des politiques toujours manquantes pour assurer une transition plus juste pour ce secteur de l’économie canadienne.

La création d’emplois durant la transition

Un enjeu central de la transition énergétique juste est la perte d’emplois pour le personnel des industries à forte intensité en carbone. La transformation majeure des systèmes économiques et énergétiques demandée par cette transition exige un repositionnement important de ces industries. Par exemple, l’abandon du secteur de l’exploitation pétrolière et gazière pourrait à lui seul mettre à risque de 312 000 à 450 000 personnes qui sont directement ou indirectement employées dans l’industrie d’ici 2050, selon une étude réalisée par la Banque TD en 2021. En outre, les emplois à risque sont particulièrement concentrés dans certaines régions du Canada, comme l’Alberta et la Saskatchewan. Cependant, les données les plus récentes sur le sujet nous indiquent que la transition énergétique canadienne permettra de compenser ces pertes.

Emplois directs : emplois qui sont générés directement par les activités principales (comme l’exploitation pétrolière et gazière).
Emplois indirects : emplois dans les industries qui fournissent les biens et services destinés à soutenir les activités principales (p. ex. : création d’équipements).

Tout d’abord, il est important de noter que les secteurs d’activité à faibles émissions en carbone permettent généralement, ceteris paribus, de créer plus d’emplois et d’engendrer davantage de retombées économiques que les secteurs à forte intensité en carbone, selon un rapport prospectif publié par Clean Energy Canada en 2021. L’implantation de politiques climatiques qui favorisent les industries propres aurait donc un fort potentiel de création d’emplois. On peut d’ailleurs constater, à l’échelle canadienne, que l’atteinte des objectifs climatiques internationaux serait créatrice de plusieurs dizaines de milliers d’emplois nets d’ici 2030, avec des gains nets de 82 000 à 109 000 emplois selon Clean Energy Canada et Montt et al. (2018). Les pertes d’emplois dans les secteurs polluants seraient ainsi plus que compensées par les opportunités présentées par la transition énergétique d’ici la fin de la décennie.

Toutefois, bien que les salaires du secteur des technologies environnementales et propres soient généralement supérieurs à la moyenne canadienne selon le rapport de Clean Energy Canada, ils ne sont pas nécessairement à la hauteur de ceux du secteur des énergies fossiles. En outre, les emplois créés pourraient avoir une répartition géographique différente des emplois actuels dans les secteurs fossiles, autant à l’échelle provinciale que nationale. Il demeure alors important pour les décideurs publics de tenir compte de ces enjeux. Malgré tout, certaines tendances laissent présager que les provinces qui dépendent le plus des industries fossiles pourraient voir un gain d’emploi significatif dans les secteurs verts. Par exemple, en Alberta, le domaine des technologies propres va engendrer à lui seul la création de près de 170 000 emplois nets d’ici 2050 selon les conclusions d’un rapport publié en 2021 par un consortium d’accélérateurs de technologies propres (mené par Delphi Group) œuvrant dans cette province. Dans ce même ordre d’idées, suivant les conclusions du rapport de Clean Energy Canada publié en 2021, les emplois dans ce secteur sont appelés à augmenter de 164  % en Alberta et de 100  % en Saskatchewan au cours de la prochaine décennie.

Ces données nous indiquent que la transition énergétique canadienne pourrait permettre une création nette d’emplois à l’échelle du pays, voire dans les provinces les plus touchées par la transition.

Le soutien à la main-d’œuvre

Dans les plans de lutte aux changements climatiques du gouvernement Trudeau depuis son premier mandat, on retrouve le concept de transition juste, qui est une sous-composante de la justice climatique ne concernant que les travailleurs des secteurs fossiles. Or, ce concept a été uniquement appliqué au cadre de l’élimination progressive du charbon. À travers le mandat attribué au Groupe de travail sur la transition juste, le gouvernement s’était vu recommander des investissements divisés entre le soutien aux communautés touchées par le retrait du charbon (35  millions $), la diversification des activités économiques (135  millions $) et la formation du personnel (jusqu’à 5000  $ par personne). Trois ans après ces recommandations dévoilées en 2019, les mesures de soutien mises en place depuis seront examinées selon les trois axes suivants : les montants alloués par le gouvernement fédéral, les secteurs visés et la précision des mesures comme telles.

Premièrement, jusqu’à maintenant, le gouvernement canadien a alloué seulement une fraction des investissements recommandés par le groupe de travail, soit 29  millions $ pour la transition juste dans le secteur du charbon en date de 2021, suivant les constats du rapport intitulé Supporting Workers and Communities in a Coal Phase-Out (traduction libre : Soutenir les travailleurs et les communautés dans l’élimination du charbon) publié par l’Institut Pembina au début de l’année 2022. Ces investissements sont insuffisants pour assurer une véritable justice en matière de transition énergétique, comme le met en évidence le rapport publié du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) en 2021. Le gouvernement fédéral indique dans son nouveau Plan de réduction des émissions du Canada pour 2030, mis à jour au début de l’année 2022, qu’il est conscient de la nécessité d’augmenter ces sommes, mais ne présente pas de mesures chiffrées en ce sens.

Deuxièmement, le gouvernement fédéral reconnaît également le besoin d’élargir ce soutien durant la transition à la main-d’œuvre du pétrole et du gaz, sans toutefois présenter des mesures pour le faire. De manière analogue, au palier provincial, certains gouvernements ont des plans uniquement pour le secteur du charbon, comme l’Alberta, qui met en place des programmes de soutien à la main-d’œuvre suivant la documentation gouvernementale officielle disponible. Cependant, la majorité des provinces n’ont pas de plan précis pour soutenir les personnes pénalisées par l’élimination du charbon ni pour celles travaillant dans le secteur du pétrole et du gaz, comme c’est le cas en Saskatchewan, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse.

Troisièmement, les programmes financés ne correspondent pas toujours aux besoins des populations touchées pour ce qui est de la formation ou de l’aide à l’embauche. Ceci s’explique par des lacunes informationnelles des administrations publiques sur les secteurs, les régions, les marchés, les communautés et les individus concernés permettant la mise en place de programmes ciblés et efficaces, comme précisé dans le rapport de l’Institut Pembina en 2022. En effet, les membres du personnel ne se voient pas garantir la possibilité de trouver un emploi correspondant à leurs qualifications dans leur région avec des conditions de travail équivalentes, la sûreté de leur fonds de pension ou un soutien financier leur permettant d’entamer une réorientation de carrière. Ce manque d’accompagnement suscite ainsi une aliénation de ceux-ci quant à la transition énergétique et ses prétendus bénéfices, contrairement à l’adhésion qu’il serait souhaitable de susciter, comme le soulignent un mémoire de l’un des plus importants syndicats au Canada (Unifor, mémoire publié en 2021) ainsi que Harrahill et Douglas (2019).

Le soutien à la main-d’œuvre que demande une transition juste requiert de la part des gouvernements la mise en place de mesures concernant la formation, la compensation des pertes de revenus et la relocalisation pour permettre au personnel des industries fossiles de trouver de nouveau de l’emploi dans des secteurs connexes leur garantissant des conditions de travail et des avantages sociaux (Krawchenko et Gordon, 2021).

Le soutien aux communautés

De nombreuses communautés seront touchées indirectement par la transition énergétique au Canada, parce qu’elle exige une transformation en profondeur du système énergétique. Même si l’économie de l’une d’entre elles repose déjà sur la production d’énergies renouvelables ou de systèmes qui y sont liés, elle sera quand même concernée. Une communauté — une ville, une association locale, une coopérative, une entreprise ou un commerce — est à la fois un sentiment et un ensemble de relations entre les gens. Un soutien particulier devrait être offert aux communautés bâties autour de l’industrie pétrolière et gazière. L’Alberta et Terre-Neuve-et-Labrador sont les provinces canadiennes dont la croissance du produit intérieur brut (PIB) repose principalement sur l’industrie des énergies fossiles, selon les données officielles disponibles sur le site Web de ces deux gouvernements, celle-ci représentant respectivement 27  % et 13,7  % de leur PIB (D. Brown et Whitten, 2022). En outre, près de 62  % des emplois provenant de l’industrie du gaz et du pétrole sont concentrés en Alberta, selon les résultats d’un rapport publié en 2021 par le Réseau action climat Canada.

Il existe plusieurs communautés mono-industrielles au Canada. Nous pouvons compter 55 communautés de 10  000  personnes ou plus vulnérables à la transition (Samson, Arnold, Weseem, et Beugin, 2021). Une transition juste viserait donc à soutenir les communautés bâties autour des énergies fossiles appelées à disparaître d’ici 2050. La région de Wood Buffalo, qui comprend notamment la ville de Fort McMurray, est l’une des régions au pays qui regroupent le plus de travailleurs œuvrant dans les industries des énergies fossiles, dont 15  000  emplois directs et autant d’emplois indirects (Abedi, 2018). Les deux autres régions ayant la plus grande proportion de main-d’œuvre sont celles de Grande Prairie et de Red Deer, toujours en Alberta (Abedi, 2018).

Pour ce faire, les paliers de gouvernement devraient investir davantage dans ces communautés particulièrement touchées, en implantant des mesures de diversification économique ciblées comme la restauration des zones écologiques exploitées ou la rénovation d’infrastructures, et des mesures auprès des membres du personnel et leurs familles souhaitant se reloger ailleurs au pays, selon la publication d’un rapport publié en 2021 par le Centre for Future Work, un institut de recherche canado-australien. Selon les conclusions formulées par le rapport intitulé Ça passe ou ça casse publié en 2021 par l’Institut climatique du Canada, le gouvernement et les autorités locales devraient aussi prioriser l’implantation des projets de production et de distribution d’énergies renouvelables dans les régions où les communautés seront touchées de façon importante par la décarbonisation. Un exemple important serait d’implanter une ferme solaire dans la région de Wood Buffalo et d’éventuelles installations de production d’hydrogène vert ou de batteries (Samson, 2022).

L’inclusion des parties prenantes

Une transition juste n’exige pas seulement que les politiques de transition comme telles soient justes, mais demande également l’inclusion des parties prenantes dans l’élaboration et la mise en place de ces politiques. Dans les contextes canadiens et québécois, outre la main-d’œuvre et les industries, nous devons notamment inclure les communautés autochtones, les familles, les ONG et la société civile comme parties prenantes.

De nombreux projets hydroélectriques se sont développés sur des territoires ancestraux sans la permission des communautés autochtones touchées, estime Antoine Paquet dans son mémoire de maîtrise déposé en 2022. Cette dynamique de non-inclusion est injustifiable du point de vue de la transition juste. L’intégration des parties prenantes s’arrime aux principes de reconnaissance et de justice procédurale, qui s’ajoutent aux politiques de justice distributive vues plus haut. La justice climatique demande de reconnaître que les parties prenantes existent, qu’elles ne partagent pas nécessairement la vision de l’industrie ou de l’État, mais qu’elles doivent être incluses dans le processus transitionnel et dans la répartition des gains de cette transition (Bennett, Blythe, Cisneros-Montemayor, Singh, et Sumaila, 2019).

Justice procédurale : inclusion des parties concernées dans les processus décisionnels.
Justice distributive : distribution équitable des bénéfices et des fardeaux résultant d’un processus, entre les parties concernées.
Justice de reconnaissance : reconnaissance des processus de gouvernance préexistants, ainsi que des droits, visions du monde, histoires et cultures des différentes parties prenantes dans les décisions.
(Bennett, Blythe, Cisneros-Montemayor, Singh et Sumaila, 2019).

Cette inclusion peut s’incarner de plusieurs façons, mais l’un des points principaux est d’établir une gestion commune des projets énergétiques ainsi que de partager les bénéfices de cette transition. L’exemple de la Nation Taykwa Tagamou, en Ontario, illustre le succès que peut avoir un partenariat bien négocié ainsi qu’une participation au processus décisionnel significative pour les personnes représentant la communauté. La centrale électrique Peter Sutherland, dont 35  % des parts appartiennent à la Nation Taykwa Tagamou, fournit l’énergie à la communauté en plus d’avoir des retombées économiques importantes pour celle-ci (Bull, 2021). Au Québec, la filière éolienne tirerait profit d’ententes avec les communautés autochtones, car plusieurs d’entre elles habitent le territoire le plus propice pour développer cette option renouvelable, selon le mémoire de maîtrise publié en 2022 par Antoine Paquet. La filière solaire n’est pas en reste, car il s’agit d’un type d’énergie que de nombreuses communautés autochtones voient positivement, souligne-t-il dans son mémoire.

Afin de favoriser cette participation, il faut entendre les préoccupations des groupes concernés, prendre le temps de développer des partenariats, inclure ces communautés dans le processus décisionnel face aux projets, respecter les droits territoriaux ancestraux et s’assurer que les gains obtenus soient au profit des communautés concernées (Bull, 2021).

Conclusion

Une transition juste a le potentiel de susciter une plus grande adhésion des personnes et d’accroître l’acceptabilité sociale de la population envers les politiques climatiques au Québec et au Canada. Or, tant en ce qui concerne le soutien à la main-d’œuvre que l’inclusion des parties prenantes, les initiatives gouvernementales, au pays, en matière de transition juste, sont nettement insuffisantes.

Cet article a démontré que la transition énergétique engendrera une création nette d’emplois au Canada et que les mesures pour une transition juste sont identifiables et à la portée des gouvernements fédéraux et provinciaux. Considérant le caractère juste de ces politiques, leur potentiel en tant que levier d’acceptabilité sociale et la création d’emplois durables durant les prochaines décennies, la transition juste doit devenir une priorité politique. La mise en place de mesures concrètes de soutien aux travailleurs, de soutien aux communautés et d’inclusion des parties prenantes permettrait de mettre en place une transition plus juste.

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