Droit et politique

Vers une nouvelle génération de politiques industrielles vertes: défis et perspectives

La politique industrielle verte s’est récemment imposée comme une stratégie centrale dans la lutte contre les changements climatiques. Ce type de politique climatique n’est pas entièrement nouveau. En effet, il a été implicitement appliqué par le passé pour développer des technologies vertes. Aujourd’hui, les gouvernements recourent à cette stratégie de façon plus explicite pour atteindre des objectifs à la fois économiques, environnementaux et géopolitiques. Pays traditionnellement perçu comme un défenseur du «  libre marché  », les États-Unis en sont un bon exemple : l’administration américaine a récemment souligné le rôle central d’une «  stratégie industrielle moderne  » pour assurer la prospérité économique et la sécurité nationale dans un contexte de transition mondiale vers une économie verte (Maison-Blanche, 2023). Le Canada suit lui aussi cette voie. En 2022, la ministre des Finances Chrystia Freeland a souligné la nécessité pour le pays de se doter d’une «  politique industrielle robuste  » pour construire une économie «  plus durable et plus prospère  » (ministère des Finances, 2022). Cet essor global d’une nouvelle génération de politiques industrielles vertes n’est pas sans susciter des critiques. Pour certaines personnes, cette stratégie n’est pas si différente des politiques industrielles passées, qu’elles perçoivent comme ayant été inefficaces et coûteuses.

Dans ce contexte, ce bref article divisé en trois parties vise à vulgariser certains des enjeux autour de la montée d’une nouvelle génération de politiques industrielles vertes. La première partie définit la notion de politique industrielle verte. Ensuite, la deuxième portion examine le changement de justification des politiques industrielles vertes : d’un «  mal nécessaire  » à un «  outil stratégique  » pour relever les défis politiques et géopolitiques de la transition énergétique. La troisième partie, quant à elle, examine certaines des leçons tirées des expériences passées qui ont échoué et présente certains principes pour assurer une politique industrielle verte robuste.

Politique industrielle: de quoi s’agit-il ?

La politique industrielle verte peut être considérée comme un effort intentionnel de l’État pour façonner la structure de l’économie de façon à générer une prospérité économique verte (c.-à-d. à faible émission de gaz à effet de serre [GES] et efficace dans l’utilisation des ressources). L’idée centrale est que les États ont un rôle de stratège à jouer : celui d’influencer la direction et le rythme du développement économique vers l’atteinte de certains objectifs environnementaux et économiques. Les moyens d’y parvenir comprennent notamment des investissements publics dans les technologies vertes, des exigences en matière de contenu local, des réglementations visant à encourager l’utilisation d’énergies vertes, ainsi que des programmes de formation professionnelle. Mais au-delà de l’utilisation d’instruments politiques en particulier, les spécialistes considèrent généralement que ce qui distingue les politiques industrielles vertes, c’est vraiment l’intention du gouvernement de créer des industries précises dans l’économie verte afin d’en tirer des bénéfices nationaux.

Pourquoi avons-nous besoin d’une politique industrielle verte ?

Dans les débats sur l’action climatique, la politique industrielle verte a longtemps été considérée comme un mal nécessaire. La sagesse traditionnelle voudrait que la tarification du carbone soit le meilleur moyen de lutter contre les changements climatiques. Cependant, comme cet instrument fait l’objet de plusieurs résistances politiques, les gouvernements doivent se tourner vers des solutions moins efficientes pour réduire leurs émissions de GES. Les politiques industrielles vertes, généralement considérées par les économistes comme la «  deuxième meilleure option  », sont un moyen d’y parvenir. Pour les décideurs politiques, l’objectif central est alors de minimiser le coût économique de leur stratégie climatique, tout en privilégiant les mécanismes de marché, si possible.

Au cours des dernières années, le rôle de la politique industrielle verte dans les débats climatiques a commencé à prendre une nouvelle forme (Allan et al., 2021). Aujourd’hui, cette stratégie n’est plus considérée comme une simple solution de rechange de deuxième ordre aux mécanismes du marché. Elle est devenue une stratégie climatique dominante dans de nombreux pays pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Pour les États, l’attrait de cette stratégie réside dans sa promesse de faire avancer l’agenda climatique tout en apportant des solutions à leurs autres préoccupations. En effet, la transition vers une économie verte implique une transformation profonde des systèmes de production et de consommation actuels (basés sur la combustion d’énergies fossiles), qui est susceptible de modifier les rapports de force (économiques et géopolitiques) au sein de l’économie mondiale. Dans ce contexte, la politique industrielle verte offre aux nations un outil stratégique pour sécuriser leurs intérêts nationaux face à de multiples contraintes, tant nationales que mondiales (Allan et al., 2021). Nous soulignons ici deux principales raisons pour lesquelles cette stratégie climatique se révèle cruciale.

Lutter contre les changements climatiques et renforcer la sécurité nationale

Actuellement, la Chine — un régime autoritaire et dont les intérêts géopolitiques ne sont pas toujours compatibles avec ceux des pays de l’Occident — domine plusieurs segments clés des chaînes de valeur des technologies vertes (Lewis, 2024). Ces segments comprennent notamment les panneaux solaires, le traitement de minéraux critiques, ainsi que plusieurs principaux composants des turbines éoliennes. Ce positionnement stratégique de la Chine reflète d’ailleurs son utilisation judicieuse d’une série d’instruments associés aux politiques industrielles vertes (Allan et al., 2021).

Pour de nombreuses démocraties libérales, cette concentration géographique des capacités productives de technologies vertes pose des risques sur le plan géopolitique. Par exemple, Pékin pourrait utiliser sa position de marché dominante pour influencer les prix mondiaux de façon à avantager son industrie domestique et/ou à déstabiliser la concurrence étrangère. Les minéraux critiques en sont un bon exemple : la chute récente des prix de plusieurs métaux sur les marchés mondiaux suscite des inquiétudes croissantes quant au risque de manipulation des prix. En principe, on considère la baisse du prix des technologies vertes comme une bonne chose pour la transition énergétique (puisqu’elle réduit son coût). Cependant, lorsqu’elle est le résultat de stratégies anticoncurrentielles visant à promouvoir des intérêts géopolitiques, elle présente des risques à long terme pour l’avenir de l’économie verte, car les prix peuvent remonter si les intérêts nationaux du pays producteur en sont favorisés.

C’est dans ce contexte que de nombreux gouvernements se tournent vers des politiques industrielles vertes pour contrer ces menaces à leur sécurité nationale. Les États-Unis ont une stratégie audacieuse à cet égard, qui a le potentiel de réorganiser en profondeur la configuration actuelle de nombreuses chaînes d’approvisionnement vertes. Le secteur des voitures électriques (y compris les batteries et minéraux critiques) en est un bon exemple. La politique industrielle verte américaine combine au moins trois mesures clés : premièrement, de généreuses subventions pour l’achat et la production de voitures électriques (et de leurs composantes) sur le territoire américain, notamment par l’intermédiaire de la Loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act [IRA]) ;deuxièmement, des droits de douane sur plusieurs biens importés de Chine ; et troisièmement, l’exclusion des subventions de l’IRA concernant les minéraux critiques ou de composants de batteries produits par des entreprises détenues à plus de 25 % par des entités étrangères considérées comme préoccupantes (y compris la Chine) (Brunelli, 2024). La manière dont les pays, au sein du système international, positionneront leurs entreprises dans cette concurrence croissante entre les États-Unis et la Chine sera donc cruciale pour leur développement économique et leur sécurité nationale.

Lever les obstacles politiques à l’action climatique

Des recherches récentes montrent que la politique industrielle verte est un outil important pour créer les conditions politiques favorables à l’introduction de politiques environnementales contraignantes (ex. réglementations et tarification carbone) (Meckling et al., 2015). L’une des raisons est que les investissements dans les technologies vertes contribuent à la création de coalitions (entreprises, travailleurs et travailleuses) ayant des intérêts matériels dans la promotion d’une économie verte. Ces groupes d’intérêt peuvent ainsi servir d’alliés à l’État pour surmonter l’influence des «  intérêts fossiles  » généralement hostiles à l’action climatique. La politique industrielle verte peut également aider à maintenir le soutien politique en faveur de l’action climatique.

En combinant des objectifs environnementaux avec d’autres préoccupations de l’État, elle peut aider à maintenir le soutien public aux efforts de décarbonation, même lorsque la protection de l’environnement n’est pas une priorité sur l’agenda politique. La Loi sur la réduction de l’inflation est un bon exemple. Décrite par l’Agence internationale de l’énergie comme l’action climatique la plus importante depuis l’Accord de Paris (Meredith, 2023), cette politique publique américaine a néanmoins été présentée comme une mesure pour contrer l’inflation et protéger le pouvoir d’achat américain (comme son nom l’indique). La mesure semble pour l’instant populaire auprès de l’opinion publique. Selon un sondage, une majorité de la population soutient cette loi, y compris parmi l’électorat républicain (Navigator, 2024).

Ainsi, la politique industrielle verte apparaît comme une stratégie prometteuse pour créer et maintenir un appui politique en faveur de l’action climatique.

Bonnes pratiques pour avancer des politiques industrielles vertes robustes

L’enthousiasme croissant pour les politiques industrielles vertes ne doit pas occulter le fait que ce type d’intervention étatique peut échouer. En général, l’opposition aux politiques industrielles repose sur deux arguments principaux. Le premier est que les gouvernements n’ont pas l’expertise pour allouer efficacement les ressources dans l’économie. Le deuxième est qu’attirés par le chant des sirènes électorales, les gouvernements ont tendance à prioriser les initiatives politiquement populaires aux dépens des mesures économiquement judicieuses.

Pour illustrer ces défis, prenons deux exemples de politique industrielle verte. La première est la Loi sur l’énergie verte et l’économie verte de l’Ontario (2009), qui offrait des subventions aux producteurs d’énergie renouvelable (notamment aux fabricants de panneaux solaires et de turbines éoliennes) afin de construire une économie verte prospère. Bien que cette politique ait eu des effets positifs sur l’environnement et l’emploi, elle n’a pas permis de créer une industrie domestique compétitive dans ces secteurs. Aujourd’hui, la chaîne de valeur des panneaux solaires et des turbines éoliennes est largement dominée par la Chine (Lewis, 2024). Certes, les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont constitué un obstacle à la stratégie de l’Ontario, mais ces mêmes contraintes s’appliquaient également à la Chine. Ce constat soulève donc des interrogations quant à la solidité de l’analyse économique qui a guidé la décision de l’Ontario de concurrencer la Chine dans la fabrication de ces technologies, afin de construire une économie verte prospère sur son territoire.

L’expérience de l’industrie du «  charbon propre  » aux États-Unis est un autre exemple instructif illustrant certains des défis d’une politique industrielle verte. Dans ce cas, les décideurs politiques sont confrontés à une industrie en déclin — le charbon — et se tournent vers les technologies de séquestration et de stockage du carbone (CSC) pour préserver les emplois et les entreprises du secteur. De 2010 à 2017, le département américain de l’énergie a alloué près d’un demi-milliard de dollars à cinq projets de «  charbon propre  ». Or, quatre des cinq projets ont été abandonnés avant même d’avoir été construits. La seule centrale au charbon dotée d’un système de CSC qui a été opérationnelle a fermé en 2020 en raison de problèmes techniques et financiers. Cet exemple illustre les risques d’une stratégie gouvernementale réactive, axée sur les besoins de l’industrie plutôt qu’une stratégie anticipant les opportunités économiques dans l’économie verte. Si les technologies de CSC peuvent en principe jouer un rôle dans la transition énergétique (notamment pour les industries difficiles à électrifier), l’idée de générer des gains économiques en décarbonant l’une des énergies les plus polluantes a toujours été quelque peu discutable. À la lumière de ces expériences, mais aussi des discussions autour des défis géopolitiques et politiques de la transition énergétique, trois éléments clés ressortent pour favoriser des politiques industrielles vertes robustes.

Le premier élément est une bonne compréhension des dynamiques de l’économie internationale. Concrètement, cela implique d’évaluer les chaînes de valeur à l’échelle nationale et mondiale afin d’identifier les domaines dans lesquels un pays a une chance d’être compétitif à long terme. Comme le montre l’exemple de l’Ontario, négliger cette dimension risque de conduire à une politique industrielle verte qui surestime ses bénéfices. Pour les décideurs politiques, un point de départ consiste à analyser les domaines dans lesquels le pays possède déjà des atouts et où les chaînes de valeur sont encore immatures.

Le deuxième élément est l’importance d’aligner les objectifs économiques et climatiques sur les autres préoccupations des pouvoirs publics. Comme le montre la deuxième section, les gouvernements agissent aujourd’hui dans un contexte où les questions environnementales, géopolitiques et politiques sont étroitement liées. En pratique, cela implique de structurer un dialogue entre une variété d’acteurs pour développer et mettre en œuvre une politique industrielle verte multidimensionnelle.

Le troisième élément consiste à investir dans des institutions économiques afin de structurer une interaction productive entre l’État et le secteur privé. Comme le montre l’exemple du «  charbon propre  » aux États-Unis, une stratégie industrielle réactive risque de refléter les intérêts des industries établies plutôt que l’intérêt général. La présence d’institutions jouant le rôle d’intermédiaires entre le secteur public et privé est importante pour développer conjointement une vision prometteuse de l’économie verte et aligner les initiatives privées et publiques en conséquence. Au Québec, Propulsion Québec est un exemple d’organisme intermédiaire créé par le gouvernement pour faciliter l’échange d’informations de qualité entre l’État et les entreprises (Arcand et al., à paraître). Rassemblant des spécialistes et une diversité d’acteurs dans le secteur du transport électrique et intelligent, cet organisme fournit une expertise indépendante au gouvernement et coordonne l’écosystème autour d’objectifs communs.

Conclusion

La politique industrielle verte est en vogue, et son intérêt ne se limite plus à une solution de rechange aux politiques environnementales plus traditionnelles (comme la tarification du carbone). Elle constitue désormais une approche stratégique que les États peuvent utiliser pour trouver leur place dans l’économie verte mondiale. En liant les questions économiques et géopolitiques à l’action climatique, cette stratégie aide à ouvrir la boîte à outils des options existantes pour transformer l’économie et atteindre la carboneutralité d’ici 2050. En même temps, il s’agit d’une stratégie exigeante pour les gouvernements, qui doivent adapter leurs façons de faire (structures organisationnelles et pratiques) pour répondre aux nombreuses contraintes qu’impose un tel rôle actif dans l’économie. Certains de ces défis sont bien connus (difficulté de gérer les pressions des entreprises établies), tandis que d’autres sont nouveaux (tensions géopolitiques entre la Chine et les États-Unis). Pour la communauté de recherche en sciences sociales, la politique industrielle verte offre donc un terrain fertile pour explorer les promesses et les défis des politiques climatiques face aux enjeux économiques, géopolitiques et politiques qui nous attendent.

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