Un compte rendu critique par Alain Royer
Professeur émérite, Département de géomatique appliquée
Université de Sherbrooke
Pour accéder à l’ouvrage original:
von Schuckmann, K. et 67 co-auteurs (2023). Heat stored in the Earth system 1960–2020: where does the energy go ?. Earth System Science Data, 15(4). Repéré à https://doi.org/10.5194/essd-15-1675-2023
Le surplus d’énergie
Le Système Terre – Atmosphère n’est pas en équilibre. C’est ce qu’on appelle le « déséquilibre énergétique de la Terre » (en anglais : Earth Energy Imbalance, EEI) qui correspond à la différence d’énergie qui entre (le rayonnement solaire) avec celle qui sort (le rayonnement réfléchi et émis, thermique, par la Terre et l’atmosphère) (Fig. 1). Le problème est qu’il y a un excédent d’énergie qui s’accumule dans le Système Terre depuis plus d’un siècle, lié aux activités anthropiques principalement les émissions de gaz à effet de serre (GES). Ce déséquilibre (EEI) persistant entraîne une accumulation nette de chaleur dans le système terrestre. Il est à l’origine du réchauffement climatique et il est difficile à quantifier précisément.

Figure 1. Bilan d’énergie du système Terre-Atmosphère au sommet de l’atmosphère. Il rentre 340.5±0.5 W/m2 et il en sort 339.7±5 W/m2 ; l’énergie absorbée dans le sol est de (0.7±0.2 W/m2). Le déséquilibre de ce bilan (0.89±0.3 W/m2) traduit le réchauffement climatique à la surface de la Terre. (Inspiré du 6e rapport d’évaluation du GIEC/IPCC)
Comme le mettent de l’avant les auteurs de l’article Heat stored in the Earth system 1960–2020: where does the energy go?, la connaissance du déséquilibre énergétique net de la Terre, soit par observations ou par modélisation, est cruciale pour notre compréhension des changements climatiques passés et pour affiner les projections futures. Il est le résultat des variations du « forçage radiatif effectif » qui quantifie le changement dans le flux d’énergie net du système Terre-Atmosphère, essentiellement par des changements dans les concentrations de GES ou d’aérosols, mais aussi un peu par des changements dans l’utilisation des terres et très faiblement par les variations du rayonnement solaire entrant. La longue durée de vie du principal GES dans l’atmosphère, le dioxyde de carbone, fait que le réchauffement se poursuivra même si les GES sont stabilisés au niveau actuel. Le déséquilibre énergétique traduit l’excès de chaleur qui s’accumule dans le système terrestre. Il définit le réchauffement supplémentaire à venir : c’est le moteur du réchauffement climatique.
Le déséquilibre énergétique de la Terre augmente
Les nouvelles analyses en 2023 de Karina von Schuckmann du Mercator Ocean International à Toulouse, France, avec une équipe de 67 co-auteurs provenant de 61 institutions à travers le Monde, montrent que le déséquilibre énergétique de la Terre (EEI) est de +0.76±0.2 W/m2 sur la période 2006-2020. Ce surplus traduit le réchauffement planétaire. Il est de 58 % supérieur au surplus sur la période 1971-2020 (0.48±0.1W/m2). Et sur les 10 dernières années (2010-2022), il a encore augmenté (0.89 ± 0.26 W/m2).
Où va cette énergie?
L’énergie qui entre dans le système Terre-Atmosphère est en partie absorbée par l’atmosphère et en partie transmise au niveau de la surface terrestre qui, à son tour, en absorbe une partie. L’évaluation globale de la distribution de ce gain d’énergie représente un aspect fondamental de l’évolution du déséquilibre comme le montrent les auteurs de l’article. L’essentiel de cette énergie (89 %) est absorbée par les océans (qui représentent 75 % de la surface terrestre), alors que les surfaces terrestres en absorbent 5 %, le dégel de la cryosphère 4 % et l’atmosphère 2 %. Ce qui est nouveau dans ces récentes évaluations, c’est la contribution de l’océan profond (>2 000 m) qui a été longtemps négligé et qui en absorbe 8 %. La partie supérieure (0-700m) en absorbe près de la moitié (52 %). Toute cette accumulation de chaleur à la surface entraîne une augmentation d’énergie vers l’atmosphère qu’elle réémet à son tour vers la Terre, dans une spirale continue.
Comment varie ce surplus d’énergie?
On comprend mieux pourquoi ces analyses, si critiques dans les préoccupations actuelles sur le réchauffement, sont difficiles à quantifier quand on réalise comment elles fluctuent d’une année à l’autre. L’article de von Schuckmann et al. (2023) n’aborde pas cet aspect du problème. Les observations satellites révèlent cette variabilité interannuelle significative (Fig. 2), qui explique la difficulté d’analyse du EEI. Ces variations sont en général de mieux en mieux reproduites par les modèles globaux du climat comme le montre le récent article de Hodnebrog et al., 2024. La tendance positive du déséquilibre énergétique de la Terre dérivée des observations satellites et des modèles est en accord avec les estimations des anomalies thermiques des océans présentées précédemment (von Schuckmann et al., 2023).

Figure 2. Évolution (2001-2019) de l’anomalie moyenne annuelle du déséquilibre énergétique de la Terre (EEI) (W/m2) dérivée des mesures satellites (trait noir) (l’anomalie correspond à la différence entre une valeur et sa moyenne calculée sur toute la période). Ces mesures sont comparées aux données d’un ensemble de modèles globaux du climat (traits de couleurs). Dans l’encadré, la bonne corrélation (r) entre chacun des modèles et les observations est donnée. La tendance moyenne des observations satellites depuis 20 ans montre une augmentation constante du EEI (0.47 ± 0.17 W/m2 par décennie) (traits pointillés). Sur la période récente 2020-2024, on a ajouté les données mensuelles observées pour illustrer la variabilité des mesures (trait fin noir). Tiré de Hodnebrog et al., 2024.
Conclusion
Pour von Schuckmann et al. (2023), le paramètre clé qu’est le déséquilibre énergétique de la Terre (EEI) est la mesure la plus fondamentale que la communauté scientifique et le public devrait connaître pour savoir si le monde réussit à maîtriser le changement climatique. Les nouvelles quantifications présentées mettent en évidence une accélération de ce déséquilibre. Elles sont le résultat d’une collaboration multidisciplinaire à l’échelle mondiale, et démontrent l’importance cruciale des efforts internationaux concertés pour la surveillance du changement climatique. C’est ce qui a motivé l’Agence spatiale européenne à sélectionner cette année la mission ECO (Earth Climate Observatory space mission) pour un premier financement (Phase 0) dans le cadre du concours Earth Explorer. Le projet ECO, proposé par une équipe internationale dirigée par l’Observatoire royal de Belgique, serait la première constellation de satellites avec un capteur spécifiquement dédié à la mesure du EEI (Dewitte et al., 2023). Cette future mission va contribuer à renforcer le Système mondial d’observation du climat (GCOS), soutenu par l’Organisation météorologique mondiale et les Nations Unies.
Finalement, l’EEI constitue un indicateur indispensable sur lequel la communauté internationale peut s’appuyer pour surveiller et évaluer les progrès accomplis pour respecter l’objectif premier de l’Accord de Paris, soit de limiter le réchauffement planétaire à 1,5 ˚C et bien en deçà de 2 ˚C par rapport aux niveaux préindustriels.