Imaginez que vous vous engagez dans une randonnée estivale dans le sud du Québec. Il fait chaud et humide, le ciel est bleu. Vous entrez dans une section forestière du sentier ; les conditions changent soudainement. La surface du sol n’est plus exposée comme au début du sentier : le sommet des arbres fournit de l’ombre, absorbant l’énergie du soleil et refroidissant l’air près du sol. Sur votre chemin, les feuilles et les racines d’un arbuste assimilent l’eau et utilisent la lumière pour soutirer du carbone à l’air. Aux abords du boisé, la présence des arbres mélange vigoureusement l’air. La végétation exerce un contrôle beaucoup plus important sur les processus atmosphériques que l’on peut imaginer. La perception de ce lien, longuement connu des communautés autochtones et ayant graduellement fait sa place dans l’esprit des scientifiques occidentaux au cours des derniers siècles, a grandement varié dans le temps. Notamment, on a jadis cru que les forêts représentaient des « tueurs de pluie », pour éventuellement renverser ce statut en faveur de l’habileté de ces milieux à accélérer le cycle hydrologique (ou cycle de l’eau) (Bonan et Mote, 2020). La compréhension des liens entre le couvert du sol et les processus atmosphériques représente un domaine fondamental de la recherche visant à améliorer notre compréhension des contrôles du système climatique.
L’ensemble des perturbations climatiques, comme le dérèglement des précipitations et l’intensité croissante des feux de forêt exacerbés par le réchauffement planétaire, véhiculent d’innombrables bouleversements au sol. Le couvert du sol, qui représente les types de surfaces terrestres, qu’elles soient végétalisées ou non, connaît des perturbations à l’échelle mondiale. Les glaciers, les milieux humides et la forêt boréale, entre autres, en portent les évidentes marques. Comment ces changements au couvert du sol pourraient-ils à leur tour influencer le climat ? Auraient-ils le potentiel d’exacerber ou alors d’atténuer le réchauffement climatique ? Ces questions sont d’une importance plus marquée dans les régions arctiques, où une hausse de la température bien plus rapide que la moyenne globale (Rantanen et al., 2022) est responsable de perturbations écosystémiques importantes.
De la feuille au thermomètre
Les écosystèmes agissent comme des portails à travers lesquels l’énergie et les gaz (p. ex., vapeur d’eau, dioxyde de carbone) circulent constamment. Précisons que l’énergie désigne la capacité d’un système ou d’un objet à induire un changement au sein d’un autre : dans le contexte de l’énergie solaire, elle compose le moteur du système climatique mondial. Tout d’abord, les caractéristiques de la végétation, telles que sa couleur et la densité, influencent l’albédo. L’albédo représente la quantité d’énergie solaire réfléchie lorsqu’elle atteint la surface terrestre ; un albédo élevé indique qu’une forte proportion de l’énergie solaire est renvoyée vers le ciel. Ce phénomène est d’ailleurs un des principaux véhicules derrière les îlots de chaleur. Les vastes étendues de matériaux tels que le béton, l’asphalte et la brique réduisent l’albédo, forçant une rétention importante de l’énergie et une hausse de la température. En modulant l’albédo, les écosystèmes influencent d’abord la quantité d’énergie disponible pour effectuer différents processus écosystémiques, notamment la photosynthèse.
Les caractéristiques d’un écosystème jouent ensuite un rôle crucial dans la manière dont ce bassin d’énergie est redistribué, c’est-à-dire sous quelle forme cette énergie est convertie et dans quelle direction elle se déplace. L’énergie disponible pour les écosystèmes peut être utilisée sous trois formes différentes. Premièrement, elle peut être utilisée pour le phénomène d’évapotranspiration, représentant la somme de l’eau liquide évaporée au sol et émise sous forme gazeuse par la végétation. L’énergie y est utilisée pour effectuer le changement de phase de l’eau liquide vers la forme gazeuse, ce qu’on appelle un échange de chaleur latente. Deuxièmement, l’énergie peut être directement transmise à l’air lors d’un échange de chaleur dite sensible. Ce transfert, qui n’implique aucun changement de phase, est responsable du réchauffement de l’air qui entre en contact avec l’énergie disponible. Par exemple, une surface dénudée de végétation et/ou sèche, où l’évapotranspiration est très faible, est propice à la conversion d’énergie en chaleur sensible, ce qui favorise une température de l’air plus élevée. Troisièmement, l’énergie peut également prendre la direction des profondeurs en étant conduite dans le sol. Ce transfert d’énergie est responsable du réchauffement du sol, un phénomène important dans l’Arctique. Le sol y étant partiellement gelé en permanence, la magnitude de ce flux d’énergie est critique dans la dynamique du dégel des premières couches de terre. La profondeur de cette couche dégelée influence notamment la stabilité du sol et les échanges de gaz entre la surface et l’atmosphère.
Également, la présence de végétaux influence le mouvement de l’air en créant de la turbulence. Sous l’effet de l’écoulement de l’air contre les obstacles, l’atmosphère est animée par des tourbillons et des remous irréguliers. C’est ainsi que l’influence des écosystèmes peut se propager plus haut, alors que les mouvements turbulents de l’air propulsent l’énergie et les gaz verticalement. La couche atmosphérique dans laquelle cet effet terrestre se produit se nomme la couche limite planétaire. D’une importance primordiale pour l’ensemble de la vie terrestre, cette couche renferme l’influence exercée par les caractéristiques écosystémiques sur les dynamiques météorologiques. Comment peut-on concrètement étudier le lien entre ce qui se passe dans les écosystèmes et ce qui se produit dans cette portion de l’atmosphère ?
Relier ciel et terre
Au sol, on cherche à comprendre la forme et la direction que prend l’énergie du soleil lorsqu’elle se retrouve à la surface. La covariance des turbulences est une méthode centrale quant à la mesure des échanges turbulents entre la terre et l’atmosphère. Employant divers instruments installés sur des tours (figure 1, à gauche) qui mesurent la composition chimique et le mouvement de l’air, cette technique permet d’énoncer selon quelle magnitude le paysage émet et assimile l’énergie ainsi que différents gaz. Cette méthode nous donne ainsi une idée des conditions la surface, soit 50 % du portrait recherché ; le ciel reste à être examiné. À ce jour, l’outil principal employé pour caractériser les conditions atmosphériques est le ballon météorologique, dit radiosonde, embarquant des appareils qui enregistrent les variables météorologiques (température, pression, humidité, etc.). Cependant, cette méthode ne permet pas un suivi temporel continu, et les instruments LiDAR (Light Detection and Ranging) se sont imposés dans la dernière décennie pour surveiller en continu l’état de l’atmosphère. Les célomètres, un type d’instrument LiDAR, sont des outils prometteurs à cet usage (figure 1, à droite).
Figure 1. Instruments de mesure pour l’analyse des changes de matière et d’énergie entre sol et ciel. À gauche : tour de covariance des turbulences ; à droite : célomètre. Source : Bruno Lecavalier.
Par exemple, en identifiant l’altitude où la concentration d’aérosols diminue nettement, les célomètres fournissent une estimation de la hauteur de la couche limite planétaire, car l’atmosphère au-dessus de cette couche, appelée l’atmosphère libre, est généralement moins chargée en particules. Également, la présence de nuages, due à la densité des gouttelettes d’eau et des particules autour desquelles elles se forment, est associée à une forte atténuation de la lumière émise par le célomètre, permettant une définition claire de leur altitude. La colocalisation des tours de covariances des turbulences et des célomètres suscite un intérêt croissant pour sa capacité à lier les processus terrestres et atmosphériques selon une haute résolution temporelle.
Figure 2. Profil de rétrodiffusion des aérosols d’un célomètre Vaisala CL51, le 26 juillet 2023, à la station de recherche de Trail Valley Creek. Les couleurs représentent le coefficient de rétrodiffusion atténuée. La valeur du coefficient à une altitude donnée est déterminée par l’influence des particules sur le passage de la lumière émise par le laser du célomètre. Un coefficient élevé indique une forte rétrodiffusion, signalant que la lumière est fortement atténuée par les particules atmosphériques à l’altitude donnée. Les lignes blanches représentent l’altitude à laquelle la base des nuages est observée (non publié, Lecavalier, 2024).
L’écotone forêt-toundra
Il semble parfois incrusté dans l’imaginaire collectif que la hausse des températures se traduirait en un mouvement de la limite nordique des arbres, où le réchauffement permettrait la croissance d’arbres à des latitudes supérieures que la démarcation actuelle. Tandis que certaines régions constatent l’empiétement de la forêt boréale dans la toundra arctique, la dynamique de cette transition à l’échelle de l’Arctique circumpolaire est largement plus hétérogène (Dial et al., 2024). Une chose est néanmoins certaine, la limite des arbres, aussi appelée l’écotone forêt-toundra, est un lieu de changements écosystémiques variés et croissants. La région désignée des Inuvialuit, aux Territoires du Nord-Ouest, au Canada, couvre 435 000 km2 de l’ouest de l’Arctique canadien. De cette superficie, une proportion importante est assurée par l’écotone forêt-toundra. En se basant sur les constats des communautés y habitant, et appuyés par les résultats de différentes études, on relève que l’empiétement des arbustes représente une perturbation végétale répandue dans la région. Dans certaines zones, on recense un couvert croissant d’arbustes plus grands, productif et dense (Lantz et al., 2013). Dial et al. (2024) avancent également qu’une densification des arbres, susceptible de s’exacerber, se produit dans ces régions. Comment ces changements de végétation pourraient-ils influencer l’atmosphère et la trajectoire des changements climatiques de cette localité du Bas-Arctique ?
Le gradient du lien terre-atmosphère
Observer et simuler
Les résultats d’une nouvelle étude de Graveline et al. (2024) font part de différences importantes quant aux transferts énergétiques observés dans les écosystèmes de l’écotone forêt-toundra. La station de recherche de Trail Valley Creek est située dans la toundra, à 60 km au nord de la communauté d’Inuvik, dont les environs s’appellent Nuna Aliannaittuq, ce qui signifie « paysage magnifique », en Inuvialuktun. Le site de recherche de Havikpak Creek, une forêt subarctique près de la ville d’Inuvik, représente une section davantage méridionale de ce gradient de végétation. Des tours de covariance des turbulences ainsi qu’une multitude d’instruments météorologiques sont installés à ces stations depuis plus d’une décennie. Il est fréquent de recourir à des techniques de modélisation pour étudier exhaustivement la relation entre la terre et l’atmosphère. Ici, 10 années de données de covariance des turbulences (2013-2022) sont utilisées pour fournir les conditions de surface destinées aux simulations du modèle CLASS (Chemistry Land-Surface Atmosphere Soil Slab Model). La structure atmosphérique et les conditions météorologiques simulées par cette technique, notamment la température et la profondeur de la couche limite planétaire, sont alors validées par comparaison avec des observations issues de radiosondages aux deux stations de recherche. On trouve premièrement que la radiation nette, à interpréter comme la quantité d’énergie retenue à la surface terrestre, est plus élevée au site forestier tout au long de l’année par rapport à la toundra, située à 60 km au nord (figure 3).
Figure 3. Moyennes mobiles sur 14 jours des composantes du bilan énergétique sur l’ensemble des années (2013-2022) : a) flux de chaleur latente (LE, W.m-2); b) flux de chaleur sensible (H, W.m-2); c) rayonnement net (Rn, W.m-2); d) flux de chaleur du sol (G, W m-2) à Havikpak Creek (forêt) et à Trail Valley Creek (toundra). Les lignes verticales en pointillés indiquent le début et la fin des différentes saisons. Les zones ombrées indiquent l’écart type, soit la déviation attendue par rapport à la moyenne (reproduit de Graveline et al., 2024; utilisé avec la permission de Elsevier Science & Technology Journals)
Ceci est essentiellement dû au faible albédo des arbres denses et de couleur plus foncée, qui force une rétention d’énergie plus importante. L’énergie y est ensuite majoritairement convertie sous forme de chaleur sensible, haussant la température de l’air. Pendant le printemps, une saison fortement marquée par la fonte des neiges, cette différence est particulièrement importante. La végétation basse de la toundra est alors enfouie sous la neige, ce qui fournit un albédo élevé et mène à une réflexion importante des rayons solaires. En contrepartie, les arbres, qui eux sont découverts, influencent activement les conditions météorologiques. De plus, les arbres augmentent la capacité de l’écosystème à effectuer des échanges turbulents avec l’atmosphère. En contrepartie, la toundra, où la végétation est considérablement moins imposante, est moindrement efficace pour effectuer ces transferts verticaux. De plus, dans la toundra, on note que la végétation pose une résistance plus faible aux pertes d’eau par évapotranspiration, en comparaison avec la forêt. La toundra refroidirait donc l’air, car l’évapotranspiration soutire de l’énergie, qui serait autrement convertie sous forme sensible. De plus, étant moins protégée des rayons solaires, la surface de la toundra absorbe davantage d’énergie, faisant de son sol un puits de chaleur plus marqué que le sol forestier, ombragé par la canopée.
Perturbations écosystémiques, synonymes de changements atmosphériques ?
À Havikpak Creek, le réchauffement de l’air ainsi que le fort brassage mécanique, tous deux véhiculés par la présence d’arbres, sont favorables au développement d’une couche limite planétaire plus profonde, chaude et sèche. L’approfondissement de cette couche favorise également des échanges avec l’atmosphère qui surplombe la couche limite planétaire. L’entraînement d’air plus sec de l’atmosphère dite libre, où la surface n’exerce plus d’influence importante, contribue à davantage assécher l’air. En contrepartie, en favorisant l’évapotranspiration et le transfert d’énergie vers le sol, les caractéristiques de la toundra contribueraient à la formation d’une couche moins profonde, plus froide et humide. À la lumière de ces relations, qu’impliquent les changements écosystémiques actuels et projetés ? La présence des arbres au site forestier est liée au réchauffement et à l’assèchement de l’air. Attribuant ce contrôle en grande partie au caractère dense et foncé de la végétation forestière, on avance que la prolifération d’arbustes pourrait avoir un effet similairement réchauffant et asséchant sur l’atmosphère. Cette conséquence serait particulièrement importante lors de la fonte de la neige, une période déterminante quant au cours des processus écosystémiques et météorologiques de la saison suivante. Il est ainsi possible d’envisager une rétroaction positive véhiculée par ces changements écosystémiques ; la densification de la végétation à l’échelle régionale, qui est véhiculée par la hausse de température, exacerberait elle-même le réchauffement de cette région (figure 4).
Figure 4. Schéma représentant la potentielle rétroaction positive entre le réchauffement, la densification de la végétation et les échanges énergétiques turbulents (non publié, Lecavalier, 2024).
De l’huile sur le feu
Les processus écosystémiques s’imbriquent à petite échelle au sein de vastes milieux, mais ils composent communément un aspect central du système climatique. Le travail de Graveline et al. soutient que, malgré leur proximité géographique, les caractéristiques respectives de la forêt et de la toundra imposent des influences contrastées sur les dynamiques météorologiques. Advenant leur progression, les perturbations écosystémiques à l’écotone forêt-toundra sont susceptibles de constituer un facteur déterminant dans le cours des changements climatiques régionaux. En plus de cet aléa, les feux balayent les Territoires du Nord-Ouest selon une intensité croissante. En 2023, la région d’Inuvik n’a pas été épargnée des flammes, qui ont ravagé plus de 200 km2 de toundra au nord de la ville. Comment la perte subite du couvert végétal influence-t-elle le lien étroit entre les écosystèmes, les échanges turbulents et les processus météorologiques ? La quantité massive d’aérosol émise par les feux, un agent météorologique important, pourrait-elle également influencer la liaison terre-atmosphère ? L’exploration de ces questions bénéficiera grandement de la méthode de collecte de données en continu fournie par les célomètres et la covariance des turbulences. Ces prochaines étapes représentent quelques maillons dans la chaîne de rétroactions nécessitant une attention au sein du domaine des biogéosciences atmosphériques. En cherchant à approfondir nos connaissances sur la nature du lien terre-atmosphère de l’écotone forêt-toundra, nous participons au développement d’une compréhension plus éclairée de notre système climatique et de ses vulnérabilités.