Enjeux de société

Parler « art écologique » en classe pour susciter l’intérêt et la mobilisation environnementale

Le monde de l’éducation se préoccupe de plus en plus de la mission de l’école, qui est aujourd’hui celle de préparer l’élève à acquérir des apprentissages s’inscrivant dans des problématiques proches de la vie et dont les finalités débordent largement du cadre de la classe (Ministère de l’Éducation, 2006, Primaire, Domaines généraux de formation, p. 42). Ce positionnement est soutenu par la recherche, qui vise à amener les élèves à réfléchir à de grands enjeux contemporains, des questions souvent traitées dans le cadre des « éducations à » (à la citoyenneté, à la santé, à la biodiversité…), ainsi qu’à participer de manière active, responsable et critique à la vie sociale. C’est dans ce contexte que nous nous sommes penchées sur l’apport des disciplines scolaires (en l’occurrence des arts plastiques) au «  développement d’une démocratie participative, au renforcement d’un pouvoir citoyen  » (Sauvé, 2009, p. 6).

Nous souhaitons montrer comment, dans ce travail de réflexion et de mobilisation aux causes sociales, l’art « fait sa part  », et ce, par l’engagement des artistes, et tout particulièrement des artistes contemporains, dans la vie citoyenne et les débats de société (Paquet et Rouleau, 2022). En nous appuyant sur l’idée que l’art a un pouvoir particulier de sensibilisation aux questions de société, nous apporterons quelques exemples de productions artistiques axées sur la réflexion et l’action environnementales avant de rappeler comment ce travail peut trouver son champ d’application à l’école.

Vers un art socialement engagé

Au cours des deux derniers siècles, le domaine des arts visuels a connu une série de transformations qui ont complètement révolutionné ses pratiques et son insertion sociale (Morel, 2015). La première transformation est d’ordre technique : commencée au 19e siècle avec l’invention du tube de peinture souple et du chevalet de campagne permettant la mobilité de l’artiste, elle se poursuit aujourd’hui avec une multiplication des matériaux, des outils et des techniques qui ouvre à toutes les expérimentations (Zarka, 2010). La deuxième est esthétique : libérés au 19e siècle du diktat figuratif grâce à l’apparition de la photographie, les arts se sont par la suite affranchis de l’idée traditionnelle du « beau » pour privilégier l’effet émotionnel que l’œuvre peut avoir sur la personne qui s’y trouve exposée. Enfin, la plus grande transformation est d’ordre social : autrefois soumis aux pouvoirs (financiers, religieux, universitaires), l’artiste est devenu peu à peu une personne citoyenne libre de ses choix — sans renoncer totalement, il est vrai, au clientélisme et au mercantilisme. C’est ce nouveau statut qui amène de plus en plus d’artistes à s’engager dans le débat public autour de ce qu’il est convenu d’appeler les questions socialement vives (QSV) au rang desquelles se situent nombre de problématiques environnementales (Simonneaux et Legardez, 2011).

L’œuvre d’art comme catalyseur

L’art peut-il changer le monde ? La question est controversée (Ardenne, 2019), mais le fait est que le recours au sensible lui permet de toucher un public qui se montre peu ou pas réceptif aux argumentations rationnelles. L’œuvre d’art joue en quelque sorte un rôle de catalyseur : l’émotion qu’elle provoque, qui peut s’accompagner d’étonnement, voire d’incompréhension, n’est pas porteuse d’informations. Elle est en soi une forme de connaissance immédiate et durable. Elle favorise ou provoque des mécanismes de recomposition cognitive qui mènent à remettre en cause les cadres conceptuels existants chez l’individu et à l’ouvrir à d’autres solutions.

L’artiste en lanceur ou lanceuse d’alerte

Fort de ce pouvoir, l’artiste se veut de plus en plus présent dans l’espace public et il est devenu courant qu’il se voie comme un lanceur d’alerte ou comme un éveilleur de conscience (Zask, 2007). Son œuvre devient dès lors une composante active de notre espace physique, mais aussi culturel. Si l’on nous permet ce jeu de mots, nous dirons qu’une telle œuvre d’art réfléchit le monde non seulement parce qu’elle le reflète, mais aussi parce qu’elle le pense, dans la mesure où, à sa manière, elle exprime et transmet une opinion sur lui. L’artiste de rue Banksy est sans doute l’exemple le plus célèbre de cette attitude. Son identité réelle n’est pas connue, son apparence physique non plus, ce qui fait que ses œuvres semblent surgir d’elles-mêmes, comme nées spontanément du contexte et du lieu où elles se trouvent plus que d’une intention humaine délibérée. C’est ainsi que sept œuvres de Banksy (dont il a confirmé être l’auteur) sont apparues à l’automne 2022 dans différentes villes d’Ukraine détruites par les bombardements russes, devenant aussitôt des symboles de la résistance du pays face à son agresseur.

Une même posture engagée, qui vise à mettre en garde et à mobiliser la société, est présente chez les artistes dont la pratique relève de l’art écologique.

L’art écologique

Les arts plastiques entretiennent de longue date un étroit compagnonnage avec la nature : la peinture et la sculpture l’ont étudiée, imitée, en ont mis en valeur les beautés et exploité les ressources symboliques. On peut ainsi songer aux nombreuses écoles de paysage, souvent teintées de préoccupations identitaires, qui se sont développées aux 19e et 20e siècles, comme l’École de l’Hudson (Hudson River School) aux États-Unis ou le Groupe des Sept au Canada. L’architecture et l’urbanisme s’en sont également largement inspirés, y voyant une sorte de paradis perdu que des créateurs comme Hundertwasser ont voulu recréer dans leurs réalisations. Apparu dans la seconde moitié du 20e siècle, le land art cherche à renouer le contact entre l’humain et la nature dans ce que celle-ci a de plus matériel. Les œuvres créées, le plus souvent à l’extérieur, font appel à des matériaux naturels. Un des plus célèbres artistes de land art canadien est Bill Vazan, dont plusieurs œuvres peuvent être vues au Québec.

Toutefois, si le land art est entre autres l’expression d’un besoin de retrouver une sorte de contact viscéral avec les milieux naturels, il n’est pas nécessairement militant. Il en va différemment de l’art écologique, né dans les dernières décennies, qui se définit comme un véritable engagement, celui de créateurs et de créatrices de tous horizons prenant résolument partie pour la cause environnementale (Ardenne, 2019).

Ce combat est mené par des artistes qui cherchent souvent à conjuguer l’appel au sensible, les données objectives et l’analyse scientifique. L’artiste ottavienne Valérie Chartrand, par exemple, déclare dans la présentation de son site (https://www.valeriechartrand.ca/fr/a-propos/) :

J’ai toujours été fascinée par les insectes et par ce que leur présence nous dit sur le monde, à la fois d’un point
de vue scientifique et métaphorique. Les insectes à travers les âges ont été perçus par diverses cultures comme
des symboles et des messagers. Aujourd’hui, l’observation des insectes comme bio-indicateurs parle aussi de l’état de notre écologie

Sa première exposition, Ruches fantômes, présentée en 2017, qui sera suivie par d’autres évènements consacrés aux insectes, cherche à alerter sur le sort des abeilles (photo 1).

Photo 1. Valérie Chartrand, Décomposition 1-9, 2017 Impressions sur film de polyester, 43,2 x 30,5 cm.
Crédit photo : Valérie Chartrand

En fonction des territoires et des sensibilités personnelles, c’est de nos jours l’ensemble du patrimoine minéral, végétal ou faunique qui est ainsi concerné par l’art écologique. Nombreux sont également les artistes qui s’intéressent aux milieux aquatiques. Ceci est naturellement lié à la richesse symbolique de l’eau sous ses différentes formes (dormante, courante) et états (pluie, cours d’eau, mers et océans), ainsi qu’à son importance économique et sociale et aux conséquences qu’ont sur elle les changements climatiques (sécheresse, inondations, pollution). Pierre-Étienne Massé nous offre ainsi une occasion de réfléchir aux menaces qui pèsent sur les populations de bélugas (photo 2). Réalisée en collaboration avec des spécialistes du monde de l’environnement (Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins [GREMM] de Tadoussac et Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, à Saint-Hyacinthe), l’œuvre vise à sensibiliser le public à la cause des espèces marines vulnérables ou en danger.

Photo 2. Pierre-Étienne Massé, en collaboration avec Yves Chabot, Walter & Cie, 2015. Fibre de verre et acrylique, 40 x 150 x 100 cm.
Crédit photo : Pierre-Étienne Massé

Arts et problèmes environnementaux à l’école

Né des rapports publiés par les spécialistes de la science du système terrestre, des inquiétudes des citoyens et citoyennes et de l’engagement des artistes, l’art écologique trouve naturellement sa place à l’école. Au Québec, cette insertion est facilitée par deux dispositions du Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, 2006) :

  • L’existence d’un domaine général de formation intitulé Environnement et consommation dont l’intention éducative est d’«  [a]mener l’élève à entretenir un rapport dynamique avec son milieu, tout en gardant une distance critique à l’égard de l’exploitation de l’environnement, du développement technologique et des biens de consommation.  » (Primaire, Domaines généraux de formation, p. 47)
  • Une volonté de favoriser l’approche transversale des savoirs, parce que «  [c]ertaines [compétences] se situent à l’intersection des compétences disciplinaires et ne peuvent être véritablement prises en compte que si un lieu d’intervention leur est associé.  » (Primaire, Les compétences transversales, p. 12).

Par ailleurs, le terrain éducatif, comme l’ensemble du tissu social, voit se créer des groupes ou centres de recherche dont l’objectif est d’agir en faveur d’une meilleure prise en considération des causes environnementales. Tel est le cas du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ERE, centrere.uqam.ca), implanté à l’UQAM, dont la mission est de «  contribuer au développement d’une société qui s’engage à améliorer le réseau des relations entre les personnes, les groupes sociaux et l’environnement  ».

Le Centr’ERE héberge une section Arts & ERE (https://www.arts-ere.net/) consacrée précisément aux relations entre l’éducation artistique et l’éducation relative à l’environnement, qui examine comment ces deux champs peuvent se nourrir l’un l’autre. Destiné aux personnes enseignantes, Arts & ERE met en valeur, dans son volet Arts plastiques, des réalisations d’artistes contemporains (dont les deux œuvres présentées ci-dessus) en relation avec les problématiques environnementales, en fournissant des éléments de compréhension et d’interprétation pédagogique qui permettent leur exploitation en classe.

Des activités visant l’appréciation et/ou la création proposent dans ce sens des espaces de réflexion sur divers enjeux liés à l’environnement, qui — sans connotation moralisatrice ni collapsologique — ouvrent à la prise de conscience de l’empreinte de l’activité humaine sur le monde naturel. Poser à l’élève des questions liées au ressenti et/ou à l’imagination (Que ressens-tu face à cette œuvre ? Qu’est-ce que tu vois ? Que peuvent être les fils qui entourent l’abeille ? Qu’est-ce qui est arrivé au béluga ? Pourquoi a-t-il du sang bleu ?) suivies de questions raisonnées (Pourquoi l’artiste nous montre-t-elle l’abeille morte ? Est-ce que tu sais pourquoi il y a moins d’abeilles de nos jours que dans le passé ? Quelle est l’intention de l’artiste avec cette œuvre montrant un béluga ? Sais-tu ce qui menace cette espèce ?) permet notamment de conjuguer sensibilité et raison pour aider les jeunes à acquérir les connaissances, les valeurs et les compétences nécessaires à la compréhension des problèmes environnementaux.

Ces exemples ne sont qu’un aperçu d’un mouvement éducatif qui s’attache à croiser les arts avec la problématique environnementale, en attendant que cette dimension fasse partie intégrante de l’éducation (Deslauriers, 2017).

Pour conclure…

Les préoccupations environnementales se sont taillé une place enviable dans les dernières décennies, tant dans les discours publics que dans les discours privés. Si l’on ne peut que s’en réjouir, force est toutefois de constater que cette popularité est insuffisante. Les solutions à la crise environnementale qui sont proposées par les différentes instances décisionnelles reposent généralement sur un effort de rationalisation des systèmes de production dont les résultats sont loin de répondre aux attentes. De plus en plus, les spécialistes de la science du système terrestre appellent à une mise en question radicale de nos modes de fonctionnement, mais aussi de nos modes de penser le monde et la place que nous y occupons, en remettant en cause, par exemple, les mythes d’autoréalisation dominants fondés sur une course à la consommation.

Dans ce contexte, l’«  espérance éducative et formative  » que l’art fait naître en nous (Kerlan, 2007, p. 87), l’intérêt pour les causes environnementales des créateurs et créatrices contemporains, ainsi que le nouveau regard porté sur l’art en général, représente à notre avis une occasion de transformation non seulement pour l’école et la formation, mais aussi pour l’ensemble de la société.

Dès lors, l’art écologique ne peut pas être traité comme un effet de mode, et encore moins une forme simpliste qui mettrait l’expression artistique au service d’une cause qui lui est extérieure. Il est une manifestation d’un engagement citoyen qui est devenu définitoire de l’art contemporain. À ce titre, il est certainement appelé à se développer et nous sommes convaincues qu’il peut jouer un rôle déterminant dans la prise de conscience nécessaire des défis environnementaux que les sociétés modernes doivent relever.

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